Caroline Eliacheff

La coupure "propre" de l'ombilic, consignée dans le dossier médical, indique que la séparation réelle des corps a eu lieu, tandis que la décompensation pulmonaire, survenant lorsque Fleur est enfin accueillie dans le onde, suggère que le processus de symbolisation initié par la parole dans la nomination n'a pas eu lieu. Fleur est déliée physiquement de la source de vie mais n'a pu s'y relier symboliquement. Son corps sans lien, celui de la poubelle, a fait le mort pour ne pas mourir alors que "la vie selon le désir ne se donne que lorsqu'elle se risque dans le lieu de la chair".

Les faits sont là et ne peuvent être changés : Fleur a été abandonnée sur la voie publique comme un déchet. Ayant survécu physiquement à la solitude extrême, à la douleur, au froid, à la faim, à l'approche de la mort en se chosifiant (elle a été trouvée "sans vie"), Fleur peut être aidée à survivre psychiquement grâce aux liens symboliques et imaginaires qu'elle pourra créer si on lui parle.

Seule l'écoute dans le transfert autorise la formulation de l'interprétation à l'enfant. C'est pourquoi les maternantes (ou les parents en d'autres circonstances) ne sont jamais questionnés sur l'existence ou l'évolution d'un symptôme. Ce qu'elles jugent utile de dire, concernant le corps de l'enfant ou son comportement dans la vie quotidienne, est formulé devant lui, inscrit en sa présence dans le dossier (laissant une trace écrite), mais ne doit, en aucun cas, lui être renvoyé avant qu'il ne manifeste, d'une façon ou d'une autre, que lui souhaite en parler.

Françoise Dolto nous a appris, devant tout symptôme apparaissant entre la naissance et neuf mois, à nous interroger (et, si possible, à interroger les parents) sur ce qui s'est passé au même âge intra-utérin.

... si tu as décidé de vivre, tu ne peux pas vivre sans respirer. Ta mère d'avant, tu l'as à l'intérieur de toi, dans ton coeur. Ce n'est pas parce que tu as respiré que tu as été séparé d'elle, ce n'est pas en ne respirant plus que tu la retrouveras."
Je parle à Olivier endormi pendant à peine quelques minutes. Progressivement, les bruits d'encombrement de l'appareil pulmonaire s'estompent. Quand je m'arrête de parler, je constate, très émue et plutôt ébahie, qu'il respire par le nez, les voies respiratoires libérées, sans aucun bruit sinon celui du souffle de l'air.

Il n'est [...] pas question de toucher l'enfant mais seulement de lui parler.

La cure psychanalytique du nourrisson permet avant tout de raconter à celui-ci l'origine de la rupture, de mettre en mots ce qu'il vit, tout non-dit entraînant une faille dans le processus de symbolisation, faille qui s'exprime dans un premier temps par le symptôme.

On peut écouter l'organisme comme on écoute les paroles d'un analysant ou la production graphique d'un enfant : il est l'effet de l'inconscient de celui qui le produit et le concerne l'expérience du sujet.

"Les premières années de la vie sont comme
les premiers coups d'une partie d'échecs, ils
donnent l'orientation et le style de toute la
partie, mais tant qu'on n'est pas échec et mat,
il reste encore de jolis coups à jouer."
Anna Freud

Je n'étais pas tellement convaincue des effets qu'elle attribuait à notre présence, pas plus que lorsqu'elle ajoutait : "La personne du psychanalyste est secondaire à condition d'être psychanalyste." Maintenant, je crois que j'avais probablement tort.

Voir Françoise Dolto exercer et commenter sa pratique donnait une impression probablement similaire (toutes proportions gardées) à celle de Freud sortant des présentations cliniques de Charcot "avec l'esprit saturé comme après une soirée de théâtre". Ce que je percevais comme des intuitions géniales n'en était pas, de son point de vue.

[Les consultations de Dolto] n'étaient pas seulement pas seulement destinés à former de futurs psychanalystes pour tout-petits. Au contraire, elle préférait attirer des psychanalystes d'adultes, plutôt expérimentés (surtout des hommes!), pensant, à juste titre, améliorer leur écoute et leur compréhension de ce qui , chez l'adulte, vient du nourrisson et apparaît toujours au cours d'une psychanalyse sans que nous sachions bien le repérer.

... le psychanalyste d'enfants ne diffère en rien du psychanalyste d'adultes, quels que soient l'âge et la situation de l'enfant.

Le psychanalyste n'est là ni pour compatir, ni pour consoler, ni pour réparer mais pour permettre de symboliser la souffrance. Il ne peut pas changer le passé et ne doit pas chercher à modifier l'avenir dans sa réalité.

"Lorsque je pratique la psychanalyse, je vise
à : rester vivant, rester en bonne condition, res-
ter éveillé. je vis à être moi-même et à me
comporter comme il faut."
D.W. Winnicott