Citations de Claire Huynen (47)
" Je sais pourtant que notre amitié était hors normes. Dès son début. Elle n'était pas faite d'élans, d'embrassades, de fougue. Mais d'une sérénité tranquille. de l'évidence d'être ensemble et d'une confiance absolue. Immédiate".
Je n'étais pas vieux à temps, c'est tout.
Chaque soir, le dîner terminé, je choisissais de rejoindre le salon. Parmi le caquetage qui se mêlait aux aboiements de la télévision, je venais y retrouver le seul tableau que j'ai eu la faiblesse de goûter à Mathusalem. Invariablement assise sur le même fauteuil, je retrouvais "la liseuse". Sa pose semblait la même. Pourtant les livres, serrés entre ses doigt, différaient. Et cet objet, à géométrie infinie, déterminait mille femmes. Dès le premier soir, j’avais aimé sa manière de lire. Avec une concentration pudique, une empathie attentive, elle semblait s’abstraire en une troublante danse avec les mots auxquels elle se mêlait. Parfois, aux langueurs de son regard, l’on devinait un tango. Ses yeux s’éclairaient et cheminaient, vite, de mots en mots, de ligne en ligne, s’alanguissaient un instant et, en une manière de pas arrière, reprenaient quelques lignes plus haut, remontaient le cours de la page. En d’autres moments, c’était une valse qu’elle abordait. Elle se laissait, captive, porter au rythme régulier des mots qui l’entreprenaient en danseur exercé. Elle fléchissait avec concentration et offrait à ses pages une reddition sans combat. J’aimais lorsqu’elle s’invitait à de fougueux cha-cha-cha. Souvent, elle souriait alors. Son regard furetait de mot en mot, facétieux et complice. Elle gambadait entre les pages, légère et insouciante. Ses doigts même s’agitaient imperceptiblement sur la reliure.
Dans le parc, je repris peu à peu souffle. Des vieux formaient çà et là des taches informes. Partout, des corps frappés d'indécision aux articulations embarrassées. Un cimetière encore vif qui gigotait.
Je crois que la vieillesse arrive par les yeux, et qu'on vieillit plus vite à voir toujours des vieux !
(Victor Hugo)
Il n'y a pas de mots pour dire la fin d'une amitié. Moi, je n'en avais pas. Je n'allais pas dire Franck m'a quittée. Je ne pouvais pas non plus dire nous nous sommes séparés. Nous nous sommes disputés n'était pas vrai. Je n'avais pas de mots.
Elle n'apprenait décidément rien. Non seulement elle n'aurait pas le choix, mais elle ne visiterait que trois tombes, dont une seule sur la liste. Et pour éviter les errements du troupeau, Osman conserverait les billets qui permettaient d'accéder aux sépultures. Jo renonça à contester. Elle n'avait pas envie d'écouter à nouveau ses stupides commandements de prudence, rappels de ponctualité et remparts aux errements.
Un centre commercial approximatif et brinquebalant.
Et pourtant peu de monde, qui préfère découvrir l'Egypte sur le pont du bateau. Ou escorté d'un guide qui cuirasse et patronne.
A chaque pas, on l'apostrophe en vingt langues. La rue n'en finit pas. Pas de halte possible. Pas de chemin de traverse.
Jo a embrassé sa mère. Les mots se refusaient. Magic’Vacances. Le Cléopatra. Rien que nous deux. C’était tout ce qu’elle avait toujours fui.
Une heure trente après leur arrivée, ils quittaient le temple. Karnak express. Jo n'avait rien vu, sinon les milliers de touristes agglutinés aux mêmes endroits. Et le parapluie rouge du guide qu'on lui avait imposé comme point de mire.
Mourir, soit, mais pas étouffé par la connerie
Puis je m'étais octroyé le temps du rien. Non plus celui qui prend du retard, qui s'amollit, mais le rien actif. Le rien qui choisit de laisser glisser le temps. Le rien qui jouit. Qui s'offre l'inactivité en caresse.
Dans ma chambre (...) sur le mur, derrière le fauteuil, une reproduction des "Tournesols", dont je préférais l'original, et, en vis-à-vis, scellée au mur, une pendule veillait. Il convenait que le temps soit marqué maintenant qu'il était compté. Qu'on ne nous y prenne pas à l'oublier.
A ma table, la nouvelle de Karen Blixen - le "Dîner de Babette" - m'attendait comme un mets précieux. Mieux que chairs et liqueurs, les mots se donnaient en satiété. Cet arrogant menu me fit tant rêver qu'aujourd'hui encore, condamné au boeuf bouilli et aux carottes râpées, je pourrais en décrire chaque plat.
Je suis arrivé à Mathusalem le lendemain de mon septantième anniversaire. (...) J'ai choisi Mathusalem pour son nom. Bien que je n'entretienne de fantasme de longévité, il m'a semblé que celui qui avait nommé ainsi une maison de retraite devait cultiver une manière d'idéalisme ou de cynisme, l'une et l'autre qualité qui ont l'heur de me réjouir. (...) Mathusalem correspondait parfaitement à l'idée que je me faisais d'un mouroir fleuri. Un leurre prétentieux qui se donne des airs de quiète résidence secondaire de la mort.
Ce n’est de ma part que simple curiosité. La curiosité de voir mon corps ainsi vieillir. De me regarder me flétrir. D’observer mes sens s’écailler. Il n’y a dans mon regard nulle perversité. Non plus de dégoût. Je n’en ressens d’ailleurs aucune tristesse. C’est juste pour moi un exercice du regard.
Alentour, le temps s’était figé. Jo retrouvait les fresques du Louvre. Les gestes larges des paysans en semailles. Les pêcheurs postés sur de minuscules esquifs jetant leurs filets à la fortune du Nil. Des ibis et des aigrettes plantés en guetteurs. Des maisons en torchis serrées les unes aux autres pour faire village. Des enfants nus qui plongeaient dans le fleuve en éclats de rire. Des mules harassées sous le poids de charrettes archaïques.
Jo était captivée par le paysage.
Jo avait tant rêvé d’Egypte qu’elle en craignait la confrontation. Elle ne voulait pas abîmer ses images. Lorsqu’elle en concevait le voyage, elle le voulait parfait. En Agatha Christie ou en lady Duff Gordon, elle l’envisageait en bateau à vapeur ou en dahabieh. Une remontée du Nil lente et indolente. Ménager le temps du repos. S’arrêter. Le temps qu’il faut. N’entendre parler qu’arabe, traduit avec parcimonie par un drogman circonspect. Guidée par un vieil égyptologue savant. Seule au milieu des vestiges. Elle voulait percevoir la respiration des temples. Ecouter le silence. Flâner. Rêver. Sans odeur de transpiration, sans ricanement, sans flash d’appareil photo.
Sans casquette et sans short pour en ronger le paysage.
Le lendemain de son arrivée, tante Emma emmena Jo au Louvre. Département des antiquités égyptiennes.
Pour l’enfant, ce fut un choc, un bouleversement, une révolution. Elle aima immédiatement chaque objet, chaque peinture, chaque représentation. Les sculptures, des plus minuscules aux plus monumentales, éveillèrent une émotion qu’elle ne connaissait pas.
Jo était fatiguée des couleurs criardes. Elle se mordit la langue, mais la réplique pourtant fusa :
- Que diriez-vous si les touristes égyptiens venaient chez vous attifés d’un béret basque, avec une baguette en plastique sous le bras, et ricanaient autour d’un accordéon de farce ? On n’essaie pas d’approcher les oiseaux en se déguisant en autruche. Eux aussi trouvent ça de mauvais goût.