Citations de David Le Breton (299)
Dans les années 50 en France, on marchait en moyenne sept kilomètres par jour. Aujourd'hui, à peine trois cents mètres. Nombre de nos contemporains sont encombrés d'un corps dont ils n'ont guère l'usage, sinon pour exécuter quelques tâches dans leur appartement ou pour se rendre à leur voiture et en sortir.
P16
Un paysage n'est pas seulement le plein mais le vide qu'il crée, cet entre-deux entre terre et regard. Toute part de terre ne se conçoit pas sans la part de ciel qui l'éclaire, elle ne cesse de se modifier selon les variations de la lumière.
p110
L'idée de racine est végétale, l'humanité n'a jamais été immobile, elle ne cesse de se déplacer. L'immobilité est contraire à l'humain, la marche est son domaine, comme le corps est sa condition.
P36
Le Camino est propice aux larmes de joie ou de frustration attisées par la fatigue, les efforts fournis, la peur de devoir renoncer après un malaise ou une blessure, mais aussi le saisissement devant la beauté des paysages, l'allégresse de retrouver des pèlerins après quelques jours... Les nerfs sont souvent à fleur de peau après des semaines d'efforts, et maintes situations amènent à un débordement d'affectivité. Mais il faut toujours aller au-delà, "plus outre", Ultreïa.
p77
Contrairement à la route, le chemin est un appel à la lenteur et non à la vitesse, à la rêverie et non à la vigilance, à la flânerie et non à l'utilité d'un parcours à accomplir, il procure la confiance et non la menace
Marcher c'est avoir les pieds sur terre au sens physique et moral du terme, c'est-à-dire de plain-pied dans son existence.
"N'ouvre la bouche que si tu es sûr que ce que tu vas dire est plus beau que le silence", dit un proverbe arabe.
Cependant, un changement radical n'implique pas toujours un événement traumatique ou heureux qui bouleverse en effet d'un seul trait le rapport au monde, il s'installe parfois dans la longue durée. Insensiblement chaque jour apporte son grain de sable qui peu à peu enraye le mouvement régulier de la personne. Elle devient lentement autre, étrangère à soi-même. (...)
Chacun de nous est fait de bien plus d'imprévisible que de probable. Nos existences sont autant faites des occasions manquées que des événements qui les ponctuent. Nul ne peut vivre toutes les virtualités qui étaient en lui, ni même les imaginer. Chaque instant qui passe laisse derrière soi une infinité de vies possibles qui n'ont tenu qu'à un souffle. Le hasard, ce que l'individu en fait, sa volonté de chance ou son abandon aux circonstances, dessinent des parcours personnels qui auraient pu être radicalement autres.
Allié à la beauté d'un paysage le silence est un chemin menant à soi, à la réconciliation avec le monde. Moment de suspension du temps où s'ouvre un passage octroyant à l'homme la possibilité de retrouver sa place, de gagner la paix.
Le Bouddha, le Christ, Mahomet sont d'abord des hommes à pied, livrés à leur corps et dont la parole se répand au rythme de leurs déambulations et de leurs rencontres avec les autres.
Le seul silence que l'utopie de la communication connaisse est celui de la panne, de la défaillance de la machine, de l'arrêt de transmission. Il est une cessation de la technicité plus que l'émergence d'une intériorité. Le silence devient alors un vestige archéologique, un reste non assimilé. Anachronique dans sa manifestation il produit le malaise, la tentative immédiate de le juguler comme un intrus. Il souligne les efforts qui restent encore à fournir. pour que l'homme accède enfin au stade glorieux de l'homo communicans. Mais simultanément le silence résonne comme une nostalgie, il appelle le désir d'une écoute sans hâte du bruissement du monde. L'ébriété de paroles rends enviable le repos, la jouissance de penser enfin l'événement et d'en parler en prenant le temps dans le rythme d'une conversation qui avance à pas d'homme en s'arrêtant enfin sur le visage de l’autre. Et le silence, de refoulé qu’il était prend alors une valeur infinie. La tentation est parfois grande d’opposer à la « communication » profuse de la modernité, indifférente au message, la « catharsis du silence » (Kierkegaard) en attendant que soit pleinement restaurée la valeur de la parole.
La marche est inutile comme toutes les activités essentielles. Superflue et gratuite, elle ne mène à rien sinon à soi-même après d’innombrables détours.
Le reste du temps il disposait de la clé de la maison et du frigidaire pour se débrouiller. Il ne manquait de rien, comme lui avait dit une fois sa mère qui lui trouvait l’air un peu triste et le rabrouait à ce propos.
– On t’a toujours tout donné.
Ce jour-là il eut envie de lui répondre que ce n’était pas cela qu’il attendait, mais il s’était arrêté ne sachant pas vraiment ce qu’il attendait d’eux.
Comme tout homme, le marcheur ne se suffit pas à lui-même, il cherche sur les sentiers ce qui lui manque, mais ce qui lui manque est ce qui fait sa ferveur. Il espère à chaque instant trouver ce qui alimente sa quête.
La marche est inutile comme toutes les activités essentielles. Superflue et gratuite, elle ne mène à rien sinon à soi-même après d'innombrables détours." (p 31)
"Bien que les pieds de l'homme n'occupent qu'un petit coin de terre, c'est par tout l'espace qu'ils n'occupent pas que l'homme peut marcher sur la terre immense." (Tchouang-Tseu)(p 37)
"Un marcheur est un homme ou une femme qui se sent passionnément vivant et n'oublie jamais que la condition humaine est d'abord une condition corporelle, et que la jouissance du monde est celle de la chair, et d'une possibilité de se mouvoir, de s'extraire de ses racines." (p 51)
"Et parfois une heure seulement dans la forêt ou dans la ville, près de la mer ou sur les collines, suffit à emmener infiniment loin, et pourtant au coeur de soi, et aboutir au retour au sentiment d'y voir plus clair, d'avoir élagué bien des tracas."(p 155)
Pour les urbains, ne pas rater les idées de Pérec pour transformer une promenade en ville...(p 123)
On transporte son corps, il ne nous transporte plus.
Les bancs sont aussi des oasis, lieux de repos et de rassemblement de soi après la satisfaction des sens. Mais ils se font rares, et souvent dissuasifs quand des barres les divisent pour empêcher les sans-domicile de s’y reposer. Nous vivons ce monde singulier où des trésors d’ingéniosité sont dépensés pour empêcher des hommes ou des femmes de jouir d’un moment de paix sans nuire à personne.
L’allègement graduel du sac au fil du chemin, la diminution du fardeau, répond justement à la diminution des soucis, au désir de ne plus être encombré par les traces de sa propre histoire.
(...) depuis une vingtaine d’années, la marche connaît un succès planétaire en décalage avec les valeurs les plus ancrées dans nos sociétés.
Le monde n’existe pas en dehors du regard porté sur lui.