Déborah Lévy-Bertherat

Elsa dessine un haut mur de pierre, solide, infranchissable. Soudain, la pensée du mur entre Israël et Palestine l'effleure et lui fait honte. Sur certains sujets, elle se sent plus arabe que juive.

À l'école, quand on demandait ma religion, je répondais sans hésiter. Si on me traitait de « sale juive », je répliquais « sale catholique » et c'était oublié. Nous allions à la synagogue une fois par an, pour la bénédiction de Kippour, où nous retrouvions mon père dans la cour du temple de la rue Chasseloup-Laubat. Chaque père de famille étendait au-dessus des siens la petite tente de son châle de prière, et nous veillions, comme si c'était un jeu, à être tous bien couverts par l'étoffe de soie frangée.

Le maître déjà disait ce garçon a une mémoire d'éléphant, et lui, il touchait sa tête, craignant de la trouver énorme, avec ses souvenirs rangés à l'intérieur dans des tiroirs d'ivoire. Avec les années les tiroirs se sont multipliés et son crâne est devenu une vaste bibliothèque.

En basculant dans l’âge adulte, elle saurait enfin reconnaître la part d’enfance qui reste en chacun de nous, comme le cœur d’un arbre sous l’écorce.

L'avion est passé au-dessus des nuages, l'océan a disparu. C'était peut-être ça devenir adulte, émerger des nuages, quitter la pénombre bénie de l'enfance, entrer dans la clarté aveuglante d'une vérité qu'on n'avait pas demander à connaître. Et elle qui n'avait jamais eu peur de l'altitude, elle a senti, pour la première fois, les trente mille pieds de vide au-dessous d'elle.

Comme Pinocchio, elle avait appris la valeur du sacrifice filial. Comme lui, elle aurait pu mourir cent fois et, contre toute attente, elle avait survécu.

Est-ce qu'à son âge elle pourrait refaire sa vie, on refait une partie de cartes ou les peintures du salon, mais sa vie, est-ce qu'on peut.

L'hérédité épigénétique permet, paraît-il, à certains oiseaux de s'orienter dans des espaces inconnus d'eux, mais où leurs ascendants ont vécu. C'est peut-être vrai des humains.

Sous ses mains, à chaque caresse, René se métamorphose. Elle le tue et lui rend la vie. Il devient Max. Il a eu tort de penser qu'il n'avait rien de commun avec le garçon aux yeux de loup. D'un côté le soldat farouche, de l'autre, le marchand de jouets, que tout devait opposer. Ils sont la paume et le dos de la même main, les deux moitiés d'une pêche de vigne. Leur amour commun, Madeleine est le noyau au cœur du fruit.

De toute façon, se disait Hélène, la ressemblance non plus ne veut rien dire, le père, c'est celui qui se lève la nuit quand on a peur, qui retrouve la pièce du puzzle perdue. C'est celui qui passe des savons. Celui qui est là.

il détourne son attention en mettant en marche son petit circuit ferroviaire. Elle regarde l'autorail tourner en rond.....Il montre la maisonnette de garde-barrière, c'est là que j'ai passé mon enfance....elle éclate de rire, comment tu faisais, c'est minuscule.

René a apporté à l'hôpital sa plus jolie robe, celle des grandes occasions. Il voulait poser près d'elle la boîte à musique à la poupée mais elle ne tenait pas dans le cercueil. Pendant que le prêtre balançait l'encensoir, il cherchait des yeux, sur le côté de la grande boîte de chêne verni dans laquelle on avait couché Giselle, une clé à remonter, qui déclencherait le mécanisme et la remettrait en mouvement.

L’avion est passé au-dessus des nuages, l’océan a disparu. C’était peut-être ça, devenir adulte, émerger des nuages, quitter la pénombre bénie de l’enfance, entrer dans la clarté aveuglante d’une vérité qu’on n’avait pas demandé à connaître. Et elle qui n’avait jamais eu peur de l’altitude, elle a senti, pour la première fois, les trente mille pieds de vide au-dessous d’elle.

Est-on assez nu, dans ces moments-là, assez dépouillé de tout ce qui nous masque et nous maquille, pour atteindre ce noyau commun qui nous rapprocherait, le plus petit commun dénominateur de l'humanité ? Les hommes sont-ils égaux devant la maladie ? quand il ne reste que cela ? La mort est-elle plus douce pour les riches que pour les pauvres ?

Sous son crâne, ses tiroirs d'ivoire débordent. Ceux qui sont restés fermés pendant des années se sont ouverts sans prévenir et ont laissé échapper leur contenu. Sa mémoire est devenue un dédale de chemins de fer aux aiguillages incontrôlables, un labyrinthe d'allées enchevêtrées, un lac profond aux eaux dangereuses, hantées de tourbillons. A ses propres souvenirs se mêlent ceux d'un autre.

Les descendants, on le sait, ne posent pas de questions. Ils ont peur de réveiller les fantômes, de remuer dans la plaie de leurs aînés le couteau ou la grande hache de l'Histoire. En vérité, ils craignent surtout d'être blessés eux-mêmes par ce qu'ils entendraient.

L'histoire de cette famille ressemble à une amande, il faut savoir attendre avant d'en ouvrir l'écorce.

Les descendants, on le sait, ne posent pas de questions. Ils ont peur de réveiller les fantômes, de remuer dans la plaie de leurs aînés le couteau ou la grande hache de l'Histoire. En vérité, ils craignent surtout d'être blessés eux-mêmes par ce qu'ils entendraient. Je n'ai jamais rien demandé à tante Irma, ni à tante Edith. Ce que j'ai appris des trois soeurs m'a été raconté par d'autres ou vient d'archives, de lieux visités, de vieilles photographies. Ce ne sont que des bribes, des bouts entre lesquels il faut combler les manques, comme les archéologues esquissent, entre des fragments de mosaïque retrouvée, les parties disparues. On tâtonne, on bricole, on se trompe forcément : comment écrire des souvenirs qui ne sont pas les vôtres, témoigner de ce qu'on n'a pas vu ?

Malgré la force de leurs récits , je mesurais combien est illusoire le partage d'une expérience qu'on n'a pas vécue

Edith est persuadée que sa petite soeur a fait exprès de naître la veille de ses cinq ans pour être son cadeau d'anniversaire.
Ce poupon vivant éclipse les jouets les plus fabuleux , même la poupée qui marche et qui parle admirée dans le magasin Hahnmann et dont Mutti disait qu'en rêver seulement coûterait déjà trop cher.