Citations de Delphine Minoui (327)
Le présentateur affirme que Fethullah Gülen a ourdi le putsch depuis son exil en Pennsylvanie. Le prédicateur turc de soixante-quinze ans y dirige la puissance confrérie güleniste, une sorte d'équivalent de l'Opus Dei très influente au sein de l'appareil d'Etat turc, à la tête d'un vaste réseau d'écoles, d'ONG, d'entreprises, de médias. Longtemps Gülen à travaillé main dans la main avec Erdogan, pour écarter la vieille garde kémaliste en purgeant de l'intérieur la justice et l'armée. Jusqu'à ce que les deux commencent à s'entre-déchirer.
Un retraité se remémore les derniers darbe - 1960, 1970, 1980. Dans cette Turquie familière des putschs militaires, l'armée s'est toujours voulue gardienne des valeurs républicaines et laïques. Dès qu'elle sent l'équilibre vaciller, elle se soulève pour faire rempart." Cette fois-ci, le coup d'état a échoué..." commente-t-il. "Et vous ne trouvez pas ça étonnant ?", enchaîne une consœur convaincue que l'opération râtée était planifiée, qu'elle a été fabriquée de toutes pièces pour renforcer la popularité de Erdogan.
Chats de rue ou chats perdus, ils ne manquent jamais de rien en Turquie - croquettes dans des écuelles entassées au pied des immeubles, abris gracieusement installés par la municipalité. Ce culte remonte à l'époque ottomane, quand les sultans avaient compris l'intérêt de protéger les chats pour chasser les rats de Constantinople.
Göktay est historien. Ces relectures politiques de l'Histoire, il ne peut les tolérer.
L'histoire que façonne aujourd'hui Erdogan s'emploie, a contrario, à revisiter l'ère ottomane, mais en ses propres termes.
Une image, punaisée sur le mur de sa classe, est restée gravée dans sa mémoire : celle de Mustafal Kemal devant un tableau noir, craie à la main, enseignant l'écriture latine en remplacement de l'alphabet plus complexe de l'osmanli, subitement banni en 1927. Derrière ladite "révolution des signes", se cachait en réalité une entreprise moins flatteuse : l'élaboration d'un récit national imposant une langue exclusivement turque, épurée de l'apport linguistique de l'arabe et du persan, et jetant l'opprobre sur les graphies arménienne, grecque ou encore hébraïque.
Dès qu'un professeur pestait contre les dérives autocratiques du néo-sultan, il lui lisait un extrait de l'Emile sur l'insoumission au dogme, la foi en l'éducation ou l'importance de l'apprentissage par l'expérience. Dans l'espoir que chaque enfant, dès le plus jeune âge ne soit pas formaté. Ces notions lui sont chères. C'est le coeur de son combat, au sein d'une Turquie qui prône la démocratie sans jamais l'appliquer. Certains nostalgiques aiment à dire que c'était mieux avant. Mais pour Göktay, la liberté de pensée n'a jamais pleinement existé en Turquie. A chaque époque son vernis idéologique. Hier, la nation. Aujourd'hui, la religion.
Depuis que les ayatollahs ont pris le pouvoir à Téhéran, en 1979, le mensonge est un sport national. On ment pour ne pas être arrêté. Pour se protéger. Pour sauver sa peau. Parfois, Ayla se demande si les Turcs ne vont pas finir comme les Iraniens : orages d'une République islamique qui démultiplie les interdits. De penser. De boire. De s'embrasser.
Il l'avait écouté évoquer, carte à l'appui, ce peuple sans État, déchiré entre la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. Ces oubliés sur la mappemonde, victimes de promesses non tenues à la fin de la Première Guerre mondiale, quand le traité de Sèvres avait reconnu leur droit de se constituer en nation indépendante, droit ultérieurement ignoré par celui de Lausanne. Les pouvoirs successifs n'avaient, depuis, jamais cessé de réprimer les Kurdes, leur interdisant de parler leur langue, de porter leurs costumes traditionnels, de cultiver leur identité, de rêver d'une possible autonomie.
La Turquie n'était pas seulement en guerre contre les combattants du PKK. Elle était en guerre ouverte contre les droits de l'homme.
Le soir, quand il s'allonge à même le sol, les bras en éventail, il se récite des vers du grand Nâzim Hikmet. "Etre captif, là n'est pas la question / Il s'agit de ne pas se rendre : voilà", avait écrit le poète après quinze ans de prison.
Elle croit les entendre cracher une remarque déplacée, reprendre à leur compte les déclarations d'Erdogan sur l'importance de la femme au foyer, sa fonction reproductrice, sur la nécessité d'élever une génération pieuse, à l'image de cette "Nouvelle Turquie" de plus en plus tournée vers l'est. Le président n'en manque pas une, qualifiant l'avortement, légal depuis 1965, de "crime contre l'humanité", fustigeant les féministes "qui n'ont rien à faire avec notre religion et notre civilisation". On ne pouvait commettre pire trahison envers le "deuxième sexe". Pour exprimer sa rage, Ayla a inventé un mot : la "mâle-honnêteté".
Non, surtout ne pas se laisser attendrir par l'enfance modeste d'Erdogan. Elle maudit sa façon de semer la haine, de laisser la Turquie glisser lentement vers la dictacture.
Elle était imbattable sur les quelque quatre mille termes d'origine française ayant déteint sur le turc d'aujourd'hui et s'était amusée à lui dresser l'inventaire de ses préférés : serküteri (charcuterie), gardirob (garde-robe), makyaj (maquillage), turnike (tourniquet), bisiklet (bicyclette). Et, bien sûr, mon préféré : oto kuaför, le "coiffeur pour voitures" ou lave-auto."
En Turquie, seuls quelques experts savent déchiffrer cet alphabet, aboli en 1927 par Mustafa Kemal Atatürk quand il imposa l'utilisation exclusive des lettres latines. C'était après l'instauration de la république, en 1923, et l'interdiction du voile comme du fez. Un changement radical, obsédé qu'il était de s'aligner sur l'Europe moderne et fantasmée, au nom d'une occidentalisation à marche forcée du pays, après la chute de l'Empire ottoman.
Dans ce jardin fleuri surplombant le Bosphore, une centaine de personnes, intellectuels, dissidents, universitaires, étaient venues ce matin-là se recueillir sur le tombeau de l'illustre écrivain, au pied de la magnifique villa de bois blanc où il avait choisi de purger son "exil" volontaire dans son propre pays.
Il est pourtant trop tôt pour de la visite. Dehors, par-delà la grande fenêtre éclairée par la lune, pas un vapur à l'horizon, pas un cargo, même pas un sous-marin russe en partance pour la Syrie. Le Bosphore comme une page vierge. Ce rare moment de la nuit, quelques heures entre chien et loup, où Istanbul s'assoupit.
Ils s'étaient rencontrés six mois plus tôt, sur les hauteurs de Bebek, quartier résidentiel et cossu d'Istanbul, lors de l'hommage annuel à Tevfik Fikret. On y célébrait l'écrivain contestataire, voix majeure de la poésie turque, mort en 1915. Cette poésie à l'image d'Istanbul, "veuve encore pucelle après mille épousailles", courtisée de toutes parts, tiraillée entre 2 rives, l'européenne et l'asiatique.
On peut détruire une ville, pas des idées
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Et je l’imagine repartant au front sur cette ligne de tous les dangers, que même le plus macabre des livres ne serait susceptible d’imaginer
P52