Citations de Denise Le Dantec (100)
Qui a jamais vu une charrue charruer les flots de la mer ?
Un sentiment de mélancolie m'étreint : je suis devant l'impossible comme devant mon propre impossible.
La figure de la mécanique ouvrée par l'homme, si rouillée soit-elle et en un tel inexplicable abandon à cet endroit du monde, fait le siège de ma vue.
Sans doute la rencontre paradoxale de la charrue et de la mer trouve sa résolution dans la pensée de l'"espèce humaine" et du passage du temps.
Bientôt la Spartina anglica l'aura recouverte.
Je saisis mon appareil photo et, dans l'instant, je vise ce que je vois comme si j'en craignais la perte.
En fixant une image durable sur la pellicule je n'ignore pas agir avec l'insistance prédatrice de l'enfant mais, par cet acte, j'atteste du pouvoir humain de création, y compris sur la pente de sa plus vaste précarité.
Avec les mouettes rieuses dont les cris paraissent cribler le paysage de coups de becs, on est convié à un repas de pêche aussi fulgurant que rapace.
Elles piquent telles de fines fléchettes dans l'eau soudainement grasse; ressortent pour piquer encore.
*
Les mouettes se jouent de tout, nous obligent à entrer en contact avec la face terrible du monde : bouches édentées, brèches, ruines...
La vérité qu'elles imposent est rude, désarmante.
*
Cruauté, vélocité, stratagème...
L’exaltation carnassière qui leur est propre les entraîne à une outrance jubilatoire, excessive, catastrophique.
Les rires des mouettes ont la frénésie d'un monde toujours en guerre, jamais en paix.
*
Peu après avoir quitté le port on les retrouve en nuées picorantes sur les hauteurs labourées, découvertes de Penvern, qu'elles abandonneront d'un seul cri sardonique.
j'essaie de voir…
j'essaie de voir
une heure ou deux
dans la lumière de ce printemps
-- là où coule une gorge
d'encre blanche
senteur de voie lactée
sous la brise
la rose blanche mon ombre et moi
Vagues…
Extrait 2
Matière étale
et sourde,
séparée de son eau
excoriée
la phrase écrit sa phrase
dans la phrase
Moyennant une somme annuelle, une enfant recevait logement, vêtement, nourriture du corps, de l'esprit et de l'âme.
En vérité, la nourriture la plus abondante consistait en sermons édifiants, destinés à apprendre aux élèves quels châtiments effroyables s'abattent à l'heure du Jugement sur ceux-là qui, durant leur vie terrestre, ont commis la faute de ne pas savoir mépriser le corps, guenille périssable. La nourriture corporelle se trouvait quant à elle réduite : le matin, une bouillie d'avoine ; du bœuf bouilli et de la purée de pommes de terre pour déjeuner ; du pain sec accompagné d'un verre de lait coupé d'eau pour dîner. Les samedis, une espèce de pâté composé de tous les restes de la semaine constituait le menu.
Mes grandes souffrances en ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes observées et ressenties dès le début : ma grande pensée dans la vie, c'est lui-même. Si tout le reste périssait et qu'il demeurât, lui, je continuerais d'être, moi aussi, et si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait terriblement étranger : je ne semblerais plus en faire partie. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rocs éternels du sous-sol : source de peu de joie visible, mais nécessaires.... Je suis Heathcliff. (p160)
« CECI EST L’ESPACE DE LA TRANSPARENCE »…
« Ceci
est
l’espace de la transparence »
jusqu’à
ce que je voie
ta propre image
étendue
au milieu de mon sommeil
comme
une chemise d’été
laissée
sur une volte de l’air
avec la mythologie
du :
« il y a »/ « il n’y a pas »
tandis
qu’il y a
ton polaroïd
s’ouvre
— boitier
recéleur de beauté
l’énergie du soleil
est comparée
à la fleur de feu
Rien à craindre
sinon
l’évidence
d’une vision hardie,
superbe
et je t’embrasse
je t’embrasse
t’embrasse
Et qu’est-ce que tu vas faire avant les pagodes d’hiver ?
Couper la farine Verser le petit-lait Trancher la pomme Boire à
la bouteille
Mettre du pain dans ma poche
Ramasser les cerises rouge hiver
Enduire les poires de cire
Faire des bateaux avec des coquilles de noix
Compoter les prunes
Épépiner les raisins
Manger toutes les fraises
Je coupe une pomme en deux…
Je coupe une pomme en deux : toute
mon enfance passe
par là
Je tire l'aiguille…
Je tire l'aiguille
Je cherche la phrase qui a été écrite pour moi
Un monsieur petit et une dame grande se promènent
rue Maître-Albert
Les bobines roulent à toute vitesse avec le vent de surface
Une rose en papier bat des ailes
C'est une stanza, une maison, une demeure lyrique, un
camion, cinq comédiens, la voix de Dorothée
— Mon idéologie poétique : une immense inquiétude
« C'est quand on ne sait pas ce qu'on va dire qu'on en vient
à dire ce qu'on n'aurait jamais pensé dire » (Novalis)
La pluie tombe en tornades sur le gazon du parc et sur les
pierres entaillées
Monsieur Petit allume une bougie, Madame Grande regarde
au loin
Je donne des petits coups de klaxon dans le langage, tandis
que les chiens de la ville aboient
Le ciel est peint blanc vif avec une nuance vert malachite
entre les bâtiments
La phrase s'écoule oui non
Le livre tracé dans le cristal devient flou avec des éclats
d'azur profonds, profonds, et de larges transparences
de décembre
L’UNIVERS RESSEMBLE À UN CORPS
Nous avons fait l’amour
sur un drap de soie Ti sur les berges du Loing sur des
sentiers ronds sur des cartons étoilés sur des planches
sur des matelas d’aromates sur une boucle de la Seine
sur des planètes à fleurs sur le labyrinthe sans murs sur
des lacs ondoyants sur ce qui tangue sur des choses toutes
petites sur des champs de bataille sur la main du vent
sur les coquelicots sur les 29 noms de la Nuit sur une
hauteur de pluie sur ce qu’on ne peut pas compter sur
des chuchotements sur l’oreille du Temps sur une mer
oubliée sur des fleurs jaunes sur des grains de poussière
sur l’île des Cygnes sur l’âme des vents sur le corps massif
des vaches sur les pare-brises sur l’étang de l’Or sur les
toits des voitures sur les pierres d’empyrée sur les vagues
célestes sur les ailes des cigales sur les bosses des
chameaux sur des tas de vêtements sur les anneaux de
lunes sur des guirlandes d’oiseaux sur le silence des
sirènes
sur les phrases oubliées d’un livre qui se déchire sans
bruit de papier…
Il y avait un coteau…
Il y avait un coteau
et un bois sauvage
de la musique
une guitare
des pommes sur les pommiers
et aussi des perdrix
des vachers
un cornouiller blanc
des loups garous
p.10
Rompu aux vents
le pétrel
risque le bec
au point brisé
de l'eau
et crie
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 5
Passent les grands charrois d’automne, l’amour,
la neige, le viol et les grands froids
Tous les forfaits du cœur, toutes les mélancolies,
L’Ardeur inoubliable de tout ce qui fut beau,
égaré comme les feuilles sur les glèbes,
Passent les sens et les soupirs de l’Ange
Sur les chemins immenses, de l’autre côté du monde
Et l’angoisse de nos rêves marqués de cet amour
Des quatre coins du monde jaunis sous la tourmente
Les yeux ne servent plus
À peine si on décèle la Vierge dans le Loup
1974-1975
C’EST L’AUTOMNE…
C’est l’automne.
Il y a des chabraques de soie plus noires que le noir du cassis.
Des tissus d’or et des plissés bleu ciel lançant leur couleur.
Des hampes de nuages.
Un interligne azur.
L'histoire…
Extrait 8
Les voitures volent
Sur une Seine néo-latine
Sea bubble Sea bubble
Océans-villes
Mis à flot
Un arbre mort
Parmi les voies stellaires
« Un rien / nous étions, nous sommes / nous resterons en
fleur : la rose de rien de personne » (Paul Celan)
Roses Ô roses
Impitoyables
Avec une hâche !
De quelle couleur
La futaie ?
Le prépuce du lièvre
(...)
Hier la lune était très blanche…
Hier la lune était très blanche
avec des corbeaux qui volaient tout autour
Une rivière coulait devant la fenêtre
Le gardénia de Billie trempait dans un vase
— Crois-tu que la parole et les choses parlent
la même langue ?
Bleu, plus bleu et plus pâle que le geai,
un merle colporte ses marchandises
Un chapeau de soie
s'envole avec la neige
Une branche tombe
dans un pot d'argent
Chaque mot est un flocon mimosa
p.5
Les fileuses d’étoupe (III)
Extrait 4
Car au moment de l’ouragan, Saint-Ange,
Tu n’es plus que l’oiseau des colères
Excitant la démence
Entre les grilles du ciel
Les cris de Blodeuwedd
Et sur la terre, les bogues pourrissantes
L’échec du cri sur la berme
MÉMOIRE DES DUNES
À Reinout
Extrait 5
Pauvres
les semences de la nuit
à déchiffrer
dans les alphabets
absents des botaniques
MÉMOIRE DES DUNES
À Reinout
Extrait 4
Au noir de l’œil,
dans l’épars,
plantation de racines
: le sable s’ouvre
pour voir