Citations de Elisabeth Quin (105)
Je ruse pour vivre "malgré ça", et empêcher la maladie de me bouffer la tête, de coloniser chaque moment d'abandon ou de gaieté. La contenir afin qu'elle ne corrode pas le présent.
La caméra est une loupe, mon métier m'expose, pourtant je ne m'aime pas beaucoup; quant au dispositif télévisuel, il est génial et aberrant : je ne vois pas ceux qui me regardent, et ceux que je semble regarder, je ne les vois pas.
Si l'aveugle est à nu, la personne qui l'accompagne doit endurer l'effarante condition d'homme ou femme invisible.
À moi les visions intérieures illimitées, et ta main gracieuse, François, pour m’aider à traverser, si besoin est.
Écrire sur la maladie est une lutte contre la honte, le déni et la peur. Ce combat me coûte, et je prétends être payée en retour. Je veux que les forces invisibles me permettent de jouir du visible. Je ne suis pas une âme supérieure, comme l’admirable John Hull. Je redoute plus que tout de devenir aveugle, je suis prête à me torcher avec ma dignité si cela me garantit des nerfs optiques et des cellules ganglionnaires de nouveau-né. Avancer, noir sur blanc, pour gagner plus de courage, écrire péniblement, et gagner, ligne après ligne, un peu de terrain sur l’adversité. Écrire, y croire.
Certains aveugles considèrent qu’il y a une forte corrélation entre voir et savoir. La cécité mènerait à l’ignorance. D’où le rôle déterminant de Louis Braille dans la lutte pour le savoir, et de son invention du système d’écriture tactile, qui permet aux aveugles de lire « l’œil au doigt », selon le mot heureux de Jacques Derrida. Braille est devenu aveugle à la suite d’un accident idiot : à l’âge de trois ans, il s’est crevé l’œil droit avec un outil perforant, non loin de l’atelier de son père, bourrelier. Une infection a gagné l’œil gauche et l’enfant a perdu la vue. Il apprit à lire sur des lettres en relief à l’Institut des jeunes aveugles de Valentin Haüy, à Paris.
Sans information visuelle, pas d’appétit. La cécité avait rompu le lien entre l’image et le désir. De même, le corps de sa femme qu’il savait désirable grâce aux informations excitantes fournies par sa mémoire et ses sens, ne l’inspirait plus autant depuis sa cécité.
Quel est l’impact de la cécité sur le désir sexuel ? Peut-on fantasmer sans support visuel ? À qui en parler ? Spontanément, on imagine que le toucher de la peau, l’odeur corporelle, la voix de la personne suffisent à allumer le désir. On ferme bien les yeux lorsqu’on fait l’amour, on le fait dans l’obscurité ou la pénombre plus souvent qu’en plein jour. Certains se font bander les yeux, pour exacerber leurs sensations, se faire peur, ou transformer le partenaire en inconnu, page blanche sur laquelle se plaquent toutes les identités possibles.
« Ne va pas où mène le sentier, va plutôt où il n’y a pas de sentier et laisse ta trace. »
« Ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l’air est un immense monde de délices fermé à tes cinq sens ! »
« Ce que le monde
a de prodigieux,
la beauté
et la puissance,
la forme des éléments,
leurs teintes,
leurs ombres et leurs reflets,
je les ai contemplés.
Fais-en de même,
car la vie ne dure pas. »
« On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée. »
Œil, sexe, cerveau, organes souverains du rêve. On rêve avec les yeux et le sexe. L’œil accompagne les mouvements de ce qu’il regarde pendant les périodes de sommeil paradoxal : c’est le Rapid Eye Movement, le REM. Parallèlement, le pénis ou le clitoris se tendent et réagissent aux images. Érections réflexe.
Elle attend que la maladie la prenne. Ne pas savoir « quand » la ronge. La maladie avançant à visage découvert, franchement déclarée, vaudrait mieux que cette attente sans fin : quand la grenade va-t-elle se dégoupiller ?
Les médecins qui nous soignent se comportent en oracles. Pour eux, pas de négociation possible avec la nature ou l’invisible, leurs prédictions s’accompliront. Leurs diagnostics sont irréversibles. « Il y a un risque de perte de la vision » : la malédiction est en marche. Ne pas y croire, se forcer à questionner, maintenir un espace pour l’espoir, la rémission, le miracle, l’intervention du guérisseur, c’est intercepter la flèche à main nue, en faire dévier la trajectoire. Il faut tenir la malédiction en respect.
Dévoiler le secret, écrire sur le glaucome, c’est prendre le risque de faire pitié ou de déclencher une réunion en haut lieu pour me trouver une remplaçante aux yeux en béton armé. Me voilà forcée à imaginer la suite, si lire devenait impossible.
L’œil est une formidable machine à gaffes. J’en redemande. Elle allège les choses, donne du courage, permet de regarder la maladie en fa(r)ce.
« Le regard est puissant mais atteint. Il faut casser la corrélation entre les deux. Le regard n’est pas atteint car puissant, ni puissant parce qu’atteint. »
« On n’hérite pas d’un maître ; on est seulement métamorphosé par lui ! »