Certains livres vous laissent une empreinte très longtemps. C'est pour moi le cas d'un livre paru en 1976, que j'avais lu à sa sortie, "La Borde ou le droit à la folie" préfacé par Félix Guattari et Jean Oury. Ces hommes, en créant la clinique de la Borde dans les années 50 ont révolutionné le traitement des maladies mentales. Les patients y sont responsabilisés et circulent librement.
Le personnel de cette clinique, les soignants avaient aussi une famille, des enfants et tout ce petit monde vivait sur place et cohabitait avec les malades.
Emmanuelle Guattari est la fille de Félix Guattari. La petite Borde est le récit de son enfance parmi les Fous, qu'elle écrit avec une majuscule, comme une marque de respect.
Mais finalement, dans ce livre les malades se fondent dans le décor.
A travers ses yeux d'enfant, elle décrit surtout les jeux du quotidien, les petites bêtises, ses frères, ses parents...
Ce n'est pas un récit linéaire mais une succession de tableaux très épurés plein d'énergie d'où se dégage fantaisie, liberté et bienveillance., comme ici
"Fazia et moi chapardons un lundi dans un grand magasin du centre-ville. Je prends la chose. Nous sortons et soudain quelqu'un saisit mes nattes et tire durement.
Fazia se sauve.
- Ouvre ta main me dit une femme.
"Une cliente indélicate, répète-t-elle, à gauche, à droite, dans un hochement de tête et me poussant vers le fond du magasin.
Elle me tient fermement le poignet.
Je suis assise dans les bureaux. J'attends de voir un chef.
Le chef finit par appeler mes parents. On me passe mon père au téléphone.
- J'arrive, me dit-il simplement, mais sans humeur.
J'attends un petit moment.
Il arrive; il parle:
- Je vous dois combien?
Nous repartons.
Nous sommes dans sa voiture. Il me dit:
- Tiens, je te le donne, le petit pendentif.
Il ajoute:
- Dis, tu ne vas pas te pendre?"
Voilà l'image d'un père plus protecteur que punisseur, et lui sait quel dégâts peuvent engendrer les blessures d'enfance. Pourtant, malgré toute sa bienveillance, le coeur de sa fille est meurtri et dans un chapitre bien différent des autres elle émet son voeu le plus cher: faire revivre sa mère disparue.
La langue est parfois très travaillée comme dans ce portrait de trois frères qui la fascinent.
"Triptyque mystérieux d'un même esprit, les fils Enguerrand marchent les mains dans les poches.
Retable hiératique de la même figure, le plus grand avait la barbe, le puîné avait une petite dentelle exquise à la place de la syntaxe, servie par une voix de fausset, le cadet se mordillait le coin de la bouche fermée en vous écoutant en silence."
J'ai aimé ce livre délicat, pudique et tendre mais vraiment beaucoup trop court.
C'est dommage.
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