Etty Hillesum

Ce matin au réveil, oppression accablante, angoisse noire.

De temps en temps, je me colle une indigestion, tout simplement en mangeant trop. Je sais que je dois faire attention, et tout soudain me voilà prise d'une espèce d'avidité qui résiste à tout raisonnement. Je sais que ce moment de jouissance, pour une bouchée de trop, je le paierai très cher, et pourtant rien ne peut me retenir. Il me semble tout à coup qu'il y a là un "problème alimentaire" susceptible d'être approfondi.

Beaucoup de marques d'affection et d'efforts, mais d'une telle intensité que chaque jour qu'il (le père d'E.H) passait ici me coûtait un plein tube d'aspirine.

Toujours une belle théorie sous la main pour te complaire au sentiment de ta noblesse d'âme, mais le plus petit geste d'amour à mettre en pratique te fait reculer.

Oui, nous autres femmes, pauvres femmes folles, idiotes, illogiques, nous cherchons le Paradis et l'Absolu. Je sais pourtant par l'intellect qu'il n'y a rien d'absolu, que tout est relatif et nuancé à l'infini et pris dans un perpétuel mouvement, et que c'est justement ce qui rend le monde si fascinant, si séduisant, mais si douloureux aussi. Nous autres femmes, nous voulons nous éternuer en l'homme. C'est vrai : je veux qu'il me dise :"Chérie, tu es la seule et je t'aimerai éternellement." (...) C'est cela qui est fou : moi je ne veux pas de lui pour toujours, je ne le voudrais pas pour compagnon unique et éternel, mais j'exige de lui qu'il me veuille ainsi.(....) Et de plus j'exige une intensité toujours maintenue, tout en sachant fort bien que cela est impossible. (...) Si quelqu'un brûlait toujours du même feu pour moi, je serais embarrassée. Cela me gênerait, m'ennuierait, briderait ma liberté. Ô Etty, Etty.

Jamais encore je n'ai rencontré quelqu'un qui dispose d'autant d'amour, de force et de tranquille confiance en soi que S. Ce vendredi-là, il m'a dit à peu près : si je libérais tout mon amour et toute ma force sur une seule personne, je la démolirais. (...) Quand je le revois assis sur cette petite chaise, imposant et doux, rayonnant d'une sorte de sensualité imposante, et en même temps d'une telle humanité, d'une telle bonté, il me fait penser à un empereur romain en sa vie privée. Toute sa personne est alors imprégnée d'une sorte de volupté, mais en même temps d'une chaleur et d'une bonté infinies, trop abondantes pour une seule personne et qui se déploient dans un espace formidable.

Mélodiquement le monde roule des mains de Dieu " : toute la journée, j’ai eu en tête ces mots de Verwey. Moi aussi je voudrais " rouler mélodiquement des mains de Dieu".
9 mars 1941
Une vie bouleversée, journal : 1941-1943 Etty Hillesum p.14

Encore une chose que je vis devoir apprendre en luttant de toutes mes forces : bannir de mon cerveau tous les fantasmes et toutes les rêveries et faire un grand ménage intérieur pour laisser la place aux choses de l’étude, humbles ou élevées…
10 mars 1941
Une vie bouleversée, journal : 1941-1943 Etty Hillesum page 15

Organise un peu tout ce fatras, un peu d’hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc.… sont le grand océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de subversion.
10 mars 1941
Une vie bouleversée, journal : 1941-1943 Etty Hillesum, p. 16

On est chez soi. Partout où s'étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu'on porte tout en soi.

Et si Dieu cesse de m'aider, ce sera à moins d'aider Dieu.

J’ignore comment réaliser mon désir d’écrire. Tout est encore trop chaotique, et il me manque la confiance en moi, ou plutôt l’urgente nécessité de dire quelque chose de précis. J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela, il faut d’abord que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre.

Quand on a une vie intérieure, peu importe, sans doute, de quel côté des grilles d'un camp on se trouve."Saurai-je être à la hauteur de ces paroles, saurai-je les vivre ? Ne nous faisons pas trop d'illusions. La vie va devenir très dure. Nous serons de nouveau séparés de tous ceux qui nous sont chers. Je crois que le moment n'en est plus très éloigné. On doit s'y préparer intérieurement avec une intensité croissante.

On est chez soi. Partout où s'étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu'on porte tout en soi.

Les murs protecteurs d’une maison accueillante glissent autour de tes épaules comme un vêtement familier longtemps porté.