Citations de Fernando Pessoa (1993)
188. L’homme commun, si dure que soit pour lui l’existence, connaît au moins le bonheur de ne pas y penser. Vivre la vie extérieurement, la vivre au fil des jours, comme font les chats ou les chiens – ainsi font les hommes ordinaires, et c’est ainsi qu’il faut vivre la vie pour pouvoir compter au moins sur la satisfaction des chats et des chiens. Penser revient à détruire. Le processus de la pensée y voue la pensée elle-même, car penser, c’est décomposer. Si les hommes savaient méditer sur le mystère de la vie, s’ils savaient ressentir les mille complexités qui guettent l’âme, à chaque pas, dans toute action – ils n’agiraient jamais, ils n’oseraient même pas vivre. Ils se tueraient plutôt de peur, comme les gens qui se suicident pour ne pas être guillotinés le lendemain.
(p. 206 de l'édition intégrale)
175. À l’heure actuelle, le monde appartient aux imbéciles, aux agités et aux sans-cœur.
On s’assure aujourd’hui le droit de vivre et de réussir par les mêmes moyens, pratiquement, que ceux qui vous assurent le droit d’être interné dans un asile : l’incapacité de penser, l’amoralité et la surexcitation.
(p. 196-197 de l'édition intégrale)
171. Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l’usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c’est que d’être triste.
Monotoniser la vie, pour qu’elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction.
(p. 192-193 de l'édition intégrale)
165. Je me souviens avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’admets toujours difficilement la sincérité des mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu seul avec lui-même qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupes. Quand on souffre, on souffre seul.
(p. 185 de l'édition intégrale)
163. Raconter, c’est créer, car vivre ce n’est qu’être vécu.
(p. 184 de l'édition intégrale)
160. Toute cette journée, remplie de désolation avec ses nuages tièdes et légers a été occupée par l’annonce d’une révolution. Ce genre de nouvelles, vraies ou fausses, me cause toujours un malaise particulier, mélange de dédain et de nausée physique. Cela me fait mal à l’intelligence, que quelqu’un puisse s’imaginer qu’il va changer quoi que ce soit en s’agitant. La violence, quelle qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise humaine. Et puis tous les révolutionnaires sont stupides comme le sont, quoique à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.
Qu’on soit révolutionnaire ou réformateur, l’erreur est la même.
Impuissant à dominer et à réformer sa propre attitude envers la vie, qui est tout, ou son être lui-même, qui est presque tout, l’homme cherche une échappatoire en essayant de changer les autres et le monde extérieur.
Tout révolutionnaire, tout réformateur est un évadé. Combattre, c’est être capable de se combattre. Réformer, c’est être incapable de s’améliorer.
(p. 181 de l'édition intégrale)
157. Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. Certaines images, au détour de certains livres, vivent avec plus de netteté que bien des hommes et bien des femmes. Certaines phrases littéraires ont une personnalité absolument humaine.
(p. 178 de l'édition intégrale)
155. J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant.
(p. 176 de l'édition intégrale)
138. L’expérience de la vie n’enseigne rien, de même que l’histoire ne nous informe sur rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la réalité, et à intensifier l’analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité vient-elle à se développer et à s’approfondir, car tout est en nous-mêmes ; il nous suffit de le chercher, et de savoir le chercher.
Qu’est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople.
Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine, car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera nulle part.
(p. 159-160 de l'édition intégrale)
127. Je ne m’indigne pas, car l’indignation est le fait des âmes fortes ; je ne me résigne pas, car la résignation est le fait des âmes nobles ; je ne me tais pas non plus, car le silence est le fait des grandes âmes. Or, je ne suis ni fort, ni noble, ni grand. Je souffre et je rêve. Je me plains parce que je suis faible et, comme je suis artiste, je me distrais en tissant des plaintes musicales et en disposant mes rêves de la façon qui plaît le mieux à l’idée que je me fais de leur beauté.
Je regrette seulement de ne pas être un enfant (je pourrais croire à mes rêves), ni un fou (je pourrais écarter de mon âme tous ceux qui m’assiègent).
(p. 152 de l'édition intégrale)
124. Le désir de comprendre, qui remplace chez tant d’âmes nobles le désir d’agir, appartient à la sphère de la sensibilité. Substituer l’intelligence à l’énergie, rompre le lien entre la volonté et l’émotion, en ôtant tout intérêt aux actes de la vie matérielle – voilà ce qui, une fois obtenu, vaut plus que la vie même, car il est bien difficile de la posséder entièrement, et si triste de ne la posséder que partiellement.
Les Argonautes disaient qu’il est nécessaire de naviguer, mais non point de vivre. Argonautes nous-mêmes d’une sensibilité maladive, disons qu’il est nécessaire de sentir, mais non pas de vivre.
(p. 149-150 de l'édition intégrale)
123. Je pourrais m’en aller chercher la richesse en Orient, mais non point la richesse de l’âme, parce que cette richesse-là, c’est moi-même, et que je suis là où je suis, avec ou sans Orient.
(p. 147 de l'édition intégrale)
121. Comme tous les êtres doués d’une grande mobilité mentale, j’éprouve un amour organique et fatal pour la fixité. Je déteste les nouvelles habitudes et les endroits inconnus.
(p. 146 de l'édition intégrale)
116. Écrire, c’est oublier. La littérature est encore la manière la plus agréable d’ignorer la vie. La musique nous berce, les arts visuels nous stimulent, les arts vivants (tels que la danse et le spectacle) nous divertissent. La première, cependant, s’éloigne de la vie, car elle en fait un sommeil ; les seconds, en revanche, ne s’éloignent pas de la vie – les uns parce qu’ils ont recours à des formules visuelles, donc vitales, les autres parce qu’ils vivent de la vie humaine elle-même.
Ce n’est pas le cas de la littérature, qui, pour son compte, simule la vie. Un roman, c’est l’histoire de quelque chose qui ne s’est jamais passé, et un drame est un roman sans narration. Un poème est l’expression d’idées ou de sentiments coulés dans un langage que personne n’emploie, car personne ne parle en vers.
(p. 142-143 de l'édition intégrale)
112. Vivre, c’est ne pas penser.
(p. 140 de l'édition intégrale)
112. Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – et en fin de compte, c’est nous-mêmes.
(p. 139-140 de l'édition intégrale)
107. Je suis de ces âmes que les femmes disent aimer, et qu’elles ne reconnaissent jamais quand elles les rencontrent ; de ces âmes que, si elles les reconnaissaient, elles ne reconnaîtraient pas pour autant.
(p. 136 de l'édition intégrale)
90. L’infini se trouve dans une cellule comme dans le désert. La tête appuyé sur une pierre, on dort d’un sommeil cosmique.
(p. 119 de l'édition intégrale)
86. Je m’enfoncerai dans la brume, comme un homme étranger à tout, îlot humain détaché du rêve de la mer, navire doté de trop d’être, à fleur d’eau de tout.
(p. 116 de l'édition intégrale)
62. Les intrigues, la médisance, le récit enjolivé de ce que l’on n’a jamais osé faire, la satisfaction que tous ces pauvres animaux habillés tirent de la conscience inconsciente de leur âme, la sexualité sans savon, les plaisanteries qui ressemblent à des chatouilles de singes, l’affreuse ignorance où ils sont de leur totale inimportance… Tout cela me fait l’effet d’un animal monstrueux et abject, composé, dans l’involontaire des songes, des croûtes humides du désir, des restes mâchouillés des sensations.
(p. 94 de l'édition intégrale)