Citations de Frances De Pontes Peebles (49)
Elle se servait de ses poings pour m’inoculer des choses qu’elle ne pouvait articuler, des leçons qui me sauveraient la vie. Nena pouvait assurer ma sécurité dans la cuisine mais pas ailleurs. J’étais une créature sans famille et sans argent. Une autre bouche à nourrir. Pire encore, une fille.
Chaque plantation avait une histoire de fantôme et la nôtre ne faisait pas exception : une femme s’était noyée dans la rivière et y vivait encore. Certains affirmaient qu’elle avait été tuée par son amant, d’autres par son maître, d’autres encore qu’elle s’était suicidée. Apparemment, on pouvait l’entendre chanter sous l’eau la nuit, soit pour son amant, soit pour attirer les gens dans l’eau afin de les noyer et de ne plus être seule ; les avis différaient selon qu’on croyait le fantôme gentil ou rancunier.
Une grande couturière doit avoir du courage
Les mauvaises décisions donnent souvent lieu à des regrets et (...) les regrets ne se soignent pas.
Elle exerçait sur elles une sorte de fascination mêlée d'un peu de méfiance et de pitié, comme celle qu'on éprouve pour une bête sauvage dont on a fait un animal de compagnie, mais en qui on n'a pas totalement confiance.
" Vous êtes un peu comme un prêtre, dit le Faucon, puis voyant que le docteur faisait la grimace, il précisa: vous aussi, vous sauvez des vies.
- Mais non, Antônio. Les prêtres ne sauvent personne. Ils alimentent les peurs. Je me méfie des gens qui servent des maîtres invisibles. Moi je suis au service des corps. De ce qui est réel, tangible. De ce qui est certain.
- Rien n'est certain, répliqua le Faucon (...). Rien sauf la mort.
Néanmoins, dans ces contrées reculées, la vengeance était une chose sacrée. C'était un devoir, un honneur.
Si les souvenirs nous ramènent à ce que nous sommes, alors l’oubli nous préserve de la folie ( page 345)
Si l’incertitude est indissociable de la passion, c’est tout le contraire pour l’amour d’une mère : il ne flanche jamais, n’est soumis à aucune condition, n’exige pas un amour équivalent en retour. On peut même se payer le luxe de repousser l’amour d’une mère car on sait qu’il ne disparaîtra pas, quels que soient notre indifférence ou notre mépris. C’est comme l’air que nous respirons – nous oublions qu’il existe et qu’il est essentiel à notre existence.
Je savais comment on faisait les bébés ; pour un enfant qui grandit à la campagne, rien n’est plus naturel que le sexe. J’avais vu le vieil Euclides accoupler ses ânes. Les garçons d’écurie pariaient sur le nombre de fois où l’ânesse repousserait l’âne avant que ce dernier ne parvienne à ses fins. J’avais vu des boucs s’uriner dessus avant de saillir une brebis et des coqs se battre jusqu’au sang pour une poule. Mais que le senhor Pimentel – bronzé, musclé, élégant – puisse faire la même chose à la senhora Pimentel me répugnait. Pas étonnant qu’elle se meure.
Enfant, on se donne complètement. On accueille en nous nos premiers amis, nos premiers amoureux, nos premières chansons, pour qu’ils fassent partie de notre être, sans réfléchir aux conséquences ou au fait qu’ils nous marqueront à vie. C’est une des merveilles de la jeunesse, et un de ses fardeaux à la fois.
Pour Graça, chanter était aussi naturel que de respirer. Pour moi, c’était comme tenter de soulever un sac de trente kilos de sucre au-dessus de ma tête – quelque chose que je pouvais, à la longue, réussir à faire, mais avec beaucoup d’entraînement et d’efforts. Ce qui ne me découragea pas. La petite fille de douze ans que j’étais ne se souciait pas du fait qu’on puisse avoir un talent brut, un don naturel, ou des cordes vocales mieux fabriquées que les miennes – comme celles de Graça. Il me semblait naturel au contraire que je doive travailler le chant et pas Graça – après tout c’était une Demoiselle, et les Demoiselles n’avaient jamais à faire d’efforts. Moi, j’avais grandi avec l’idée qu’on n’a rien sans rien.
Nous avons tous les mêmes parties du corps : lèvres, dents, langue, palais, qui se prolongent dans notre gorge par une série de petits muscles couverts de mucus. Nous inspirons, l’air percute les petits plis de ces muscles, ils vibrent et produisent un son. Si on a de la chance, on émet un chant. Bien entendu, c’est plus compliqué que ça ; nous avons peut-être tous les mêmes organes, la même capacité à sortir un son, mais toutes les voix ne se valent pas.
Pour Graça, chanter était aussi naturel que de respirer. Pour moi, c’était comme tenter de soulever un sac de trente kilos de sucre au-dessus de ma tête – quelque chose que je pouvais, à la longue, réussir à faire, mais avec beaucoup d’entraînement et d’efforts. Ce qui ne me découragea pas. La petite fille de douze ans que j’étais ne se souciait pas du fait qu’on puisse avoir un talent brut, un don naturel, ou des cordes vocales mieux fabriquées que les miennes – comme celles de Graça. Il me semblait naturel au contraire que je doive travailler le chant et pas Graça – après tout c’était une Demoiselle, et les Demoiselles n’avaient jamais à faire d’efforts. Moi, j’avais grandi avec l’idée qu’on n’a rien sans rien.
Rien, dans ma vie, n’était assuré, et rien ne m’appartenait en propre. N’était-ce pas alors incroyable que, en dépit de la précarité de mon existence, de la violence et de la brutalité qui menaçaient de m’étouffer à tout moment, j’aie connu la beauté d’un moment de grâce à travers la musique ? Et personne ne pouvait me la retirer. C’est ce cadeau que nous a fait, à Graça et à moi, la musique cette nuit-là, et toutes les nuits qui ont suivi : nous avions quelque chose qui nous appartenait et que nous chérissions, et nous pouvions le partager toutes les deux.
J’appris plus tard à identifier ce sentiment : c’est le regret. Mais là, j’avais douze ans, et j’en vins à croire que j’étais très malade. La musique avait déclenché ce mal, mais elle en était aussi le remède. Assise au bord de mon fauteuil en velours rouge, je me persuadai que mon état était grave – dès que le concert serait terminé, dès que la musique s’arrêterait, je mourrais.
« Où est mon destin ?
Où est mon foyer ?
Ne trouverai-je jamais ma place dans ce monde ?
Serai-je toujours toute seule ? »
J’eus l’impression qu’une main m’enveloppait le cœur. Et à chaque nouvelle note, la main se resserrait davantage.
Elle est aussi pure qu’un bouton de rose. C’est ça qui va compter pour son futur mari, et pas toutes ces choses qu’ont les autres filles, soi-disant plus sophistiquées. Elle est notre petite fleur.
Les gens de leur statut, endettés ou pas, ne parlaient pas d’argent. Cependant, à la base, c’était elle qui avait l’argent, et pas lui. Cela explique pourquoi le senhor prit un ton plus conciliant.
Que signifiait un diamant pour moi à l’époque ? Si quelqu’un m’avait demandé ce qu’était un diamant, je n’aurais pas su répondre. Mais voir ce cube, avec ses centaines de pierres étincelantes, blanc comme un vrai sucre mais plus brillant, plus beau, me donna envie de tendre la main par-dessus l’immense bureau du senhor Pimentel, de l’attraper et de le mettre dans ma bouche. Était-il aussi doux ? Allait-il fondre sur ma langue ?
Parfois, certaines terminaisons sonnaient pareil : « consommer », « nier », « apprécier », « consacrer », « innover », « onduler ». Je connaissais le principe de la rime, bien entendu. J’avais entendu des filles de cuisine chanter des chansons d’amour dont les couplets contenaient des rimes simples. Et c’est dans la nature humaine de vouloir créer des liens, de trouver des similitudes là où il ne semble pas y en avoir. Mais ces rimes-là me parurent différentes ; avant même de comprendre la musique, je comprenais la musique interne des mots.
Au bout d’un an, je pouvais lire des passages entiers dans les livres de Bruxa bien mieux que Graça. En classe, Graça me demandait de l’aide et je lui murmurais les réponses. Et je voyais ensuite Bruxa complimenter Graça pour sa perspicacité.