Coup de maître de Moura: en cette année 1931, Wells, Gorki, Lockhart… Elle était parvenue à ses fins.
Conjuguer les trois amour de sa vie.
Les garder, ensemble.
Ne renoncer à aucun des trois , jamais.
Le premier ne savait rien du second. Le second ne savait rien du premier. Seul Lockhart était dans la confidence. Mais tous auraient pu prendre à leur compte la phrase de Robert Louis Stevenson à propos des surprises que lui réservait son épouse : “ La plus directe (...) des femmes pourrait bien, à votre plus grand étonnement, s’étirer par tronçon successifs, s'étendre comme un téléscope en une kyrielle de personnalités.... dont la dernière en date semblera ne rien devoir à la première.
Elle savait exactement ce qu'elle voulait faire.
Travailler parmi les livres.
Depuis l'âge de douze ans, elle répétait qu'elle aimait les regarder, les toucher, et aussi les respirer.
Qu'elle ressentait l'âme des livres ... Qu'elle percevait ce qu'ils exhalaient de rêves, d'émotions et de beauté.
Il était inutile pour elle de suivre des cours de couture ou de secrétariat, comme les autres jeunes filles qui attendaient de se marier.
Au contraire de ses camarades, elle ne voulait convoler à aucun prix.
Les livres valaient tous les maris du monde.
Reçu avocat au barreau d’Edimbourg, il [Robert Louis Stevenson] vient de se voir allouer par son père une avance sur son héritage, somme rondelette qu’il prête, dépense et partage sans lésiner. A ses yeux, l’argent ne compte pas. Le confort non plus. La liberté, oui. Son sac à dos contient un volume des poésies de Charles d’Orléans, une excellente bouteille de cabernet-sauvignon, du tabac, de l’encre, une plume et du papier. Pas de peigne, pas de rasoir, pas de linge de rechange.
p. 188
- Je me moque de Ned Field. Et je n'épouserai personne. Ou alors pour de l'argent. Beaucoup, beaucoup, beaucoup d'argent.
Upson émit un sifflement.
- Vous seriez donc prête à vous vendre ?
- À me donner, Mr Upson, à me donner...À un homme tellement riche que sa fortune me rendra libre.
- Vous êtes déjà aussi libre que cet oiseau.
Il lui désigna le petit faucon qui tournoyait dans le ciel au-dessus de la clairière, prêt à fondre sur une proie.
Jamais il n'avait rencontré une telle partenaire. Ce prodige d'intelligence, cette merveille de volupté. Quand il lui parlait, quand il l'embrassait, c'était la même sorte d'ivresse. Avec elle, la limite entre le mental et le sensuel, entre l'idée et la caresse, n'existait pas. L'excitation intellectuelle se confondait avec celle de la jouissance.
- 1900
Son certificat en poche, elle avait tout de suite trouvé un stage de préposée à l'accueil dans l'une des deux bibliothèques publiques de New York, la Lenox Library, à l'angle de la 70è Rue et de la Cinquième Avenue. L'entrée nécessitait un ticket et la salle n'était fréquentée que par de rares érudits. Ce fut là , dans les rayonnages obscurs de la réserve, que Belle feuilleta un manuscrit enluminé pour la première fois. Elle en ignorait l'histoire, elle était même incapable d'en déchiffrer le titre. Mais devant la splendeur des images peintes au Moyen-Age, la richesse des couleurs et le raffinement de la calligraphie, elle éprouva cette sorte d'émotion qui change le cours d'une vie. Elle interrogea l'un des vieux bibliophiles sur la provenance du manuscrit et le questionna avec tant de flamme qu'il en fut touché. Jamais il n'aurait imaginé qu'une petite employée pût s'intéresser à ce point aux mystères d'une œuvre des moines de Cluny. L'émerveillement de Belle suffit à la recommander comme agent de bibliothèque à l'Université de Princeton dans le New Jersey.
Depuis, elle se croyait au paradis.
page 61
Plus encore que les autres, elle ( Moura ) percevait dans ces heures radieuses l'ombre du crépuscule. Le sentiment d'un déclin, une impression de fatalité, vague, inarticulée, qu'elle acceptait comme une évidence, ne la quittaient pas. Résultat : sa détermination à transformer chaque seconde en un souvenir de jouissance était consciente. [..]
La volonté d'identifier la moindre sensation, d'en extraire une joie physique, tenait chez elle de l'instinct de survie.
En remuant les braises, elle n’avait trouvé que des cendres. La banalité de ce retour de flamme aurait, à terme, consumé jusqu’à la splendeur de la mémoire.
« Trop d’espoirs déçus.Trop d’injustices. Trop de violences et de causes perdues. Surtout, trop de hontes.
Avec ,au bout du compte, les injures des gens de couleur. « Trop blanc pour les Noirs. Trop noir pour les Blancs. » .
Un destin sans issue qui achevait de la convaincre de l’inutilité de la lutte pour laquelle il avait tout sacrifié .
Aux yeux de Belle , son père incarnait l’exclusion dont elle ne voulait plus » .