Citations de Gabriel Garcia Marquez (1317)
Son extraordinaire nudité, toute tarabiscotée, l’impressionna si fort qu’elle se sentit envie de rebrousser chemin. « Pardon, dit-elle pour s’excuser, je ne savais pas que vous étiez là ». Mais elle parla à voix basse afin de ne réveiller personne. « Viens ici » lui répondit-il. Rebecca obéit. Elle s’arrêta tout près du hamac, suant de la glace, sentant ses boyaux se nouer, tandis que José Arcadio, du bout des doigts, lui caressait les chevilles, puis les mollets, et bientôt les cuisses, en murmurant : « Ah petite sœur, ah petite sœur ! ». Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas rendre l’âme quand une force cyclonale la souleva par la taille d’une manière étonnamment régulière, la dépouilla de ses effets intimes en deux temps trois mouvements et l’écartela comme un oisillon. Elle eut le temps de remercier Dieu de l’avoir fait naître, avant de s’abandonner, inconsciente, au plaisir inouï de cette douleur insupportable, dans le marécage fumant du hamac qui absorbait comme papier buvard l’explosion de son sang.
Le jeudi, il refit son apparition dans l’atelier avec une douloureuse mine de déterré : « La mécanique du temps s’est déréglée ! fit-il en sanglotant presque. Et dire qu’Ursula et Amaranta sont si loin ! » Aureliano le gronda comme un enfant et il prit un air soumis. Il passa six heures à examiner chaque chose, essayant de déceler une différence avec leur aspect de la veille, tâchant de découvrir en elles quelque changement qui révélât l’écoulement du temps.
La fièvre de l’insomnie épuisa tant ses forces qu’un beau matin, il ne put reconnaître le vieillard à tête blanche et aux gestes peu assurés qui pénétra dans sa chambre. C’était Prudencio Aguilar. Lorsqu’il l’identifia entier, étonné que les morts vieillissent eux aussi, José Arcadio Buendia se sentit tout retourné par la nostalgie.
Un matin, sans ouvrir la porte ni convoquer aucun témoin pour le miracle, il plaça le premier rouleau sur le piano mécanique : le martelage obsédant et l’incessante cacophonie des tringles cessèrent comme par surprise et au silence succédèrent, harmonieuses et limpides, les notes de musique. Tout le monde se précipita au salon. José Arcadio Buendia parut médusé, non pas à cause de la beauté de la mélodie, mais par ce pianotement autonome de l’instrument, et il planta au salon l’appareil de prise de vues de Melquiades dans l’espoir d’obtenir le daguerréotype de l’exécutant invisible.
Le vendredi, avant que personne ne fût levé, il observa à nouveau l’apparence des choses de la nature, jusqu’à ce qu’il fût tout à fait convaincu qu’on continuait à être lundi.
Il enquêtait sur lui auprès des morts de Riohacha, des morts en provenance de la Vallée de Upar, de ceux qui arrivaient du marigot, et nul ne lui donnait de ses nouvelles pour la bonne raison que Macondo était un village inconnu des morts, jusqu’au jour où Melquiades arriva qui signala sa position par un petit point noir sur les cartes bariolées de la mort.
La maison baigna dans l’amour. Aureliano l’exprima en poèmes sans début ni fin. Il les rédigeait sur les parchemins rugueux dont Melquiades lui faisait cadeau, sur les cloisons des bains, sur la peau de ses bras, et partout, transfigurée, apparaissait Remedios : Remedios dans l’atmosphère soporifique de deux heures de l’après-midi, Remedios dans la respiration feutrée des roses, Remedios dans le secret clepsydre des perce-bois, Remedios dans la vapeur du bain à l’aube, Remedios de toutes parts et Remedios à jamais.
Aussi cette route ne l’intéressait-elle pas, car elle ne pouvait que le ramener sur les traces du passé.
Le grand marigot se prolongeait vers l’ouest par une étendue d’eau sans horizons, où vivaient des cétacés à la peau délicate, avec une tête et un tronc de femme, qui égaraient les navigateurs par l’attrait maléfique de leurs énormes mamelles.
C’est ainsi que les enfants finirent par apprendre que dans l’extrême sud de l’Afrique vivaient des hommes si intelligents et si pacifiques que leur unique passe-temps était de s’asseoir et méditer, et qu’il était possible de traverser à pied la mer Égée en sautant d’une île sur l’autre jusqu’au port de Salonique.
Cet être prodigieux, qui disait détenir les clefs de Nostradamus, était un personnage lugubre, tout enveloppé de tristesse, avec un regard asiatique qui paraissait deviner la face cachée de toute chose. Il portait un grand chapeau noir pareil aux ailes déployées d’un corbeau, et un gilet de velours tout patiné par le vert-de-gris des siècles.
L’ensemble paraissait s’inscrire dans un cercle coupé du reste du monde, un espace fait de solitude et d’oubli, protégé des altérations du temps comme des us et coutumes des oiseaux.
Je connais déjà tout ça par cœur, s’écriait Ursula. C’est comme si le temps tournait en rond et que nous étions revenus au tout début.
… la vieillesse st un état indécent que l’on devrait s’interdire à temps.
Lorsque Juvenal Urbino allait à l'école primaire il ne pouvait éviter un sursaut d'horreur en voyant les hernieux assis sur le seuil de chez eux les après-midi de chaleur, éventant leur testicule énorme comme un enfant endormi entre leurs jambes.
Les excréments séchaient au soleil, se transformaient en une poussière que tout le monde respirait avec une délectation réjouie dans les fraîches et bienheureuses brises de décembre.
(...) les pièges charitables de la nostalgie.
- Sa passion s'était repliée sur elle-même et le calcinait.
- Alors commença à se lever le vent, tiède et tout jeunet, plein de voix du passé, des murmures des géraniums anciens, de soupirs de désillusions encore antérieurs aux plus tenaces nostalgies.
- prisonniers de la solitude et de l'amour et de la solitude de l'amour.
- Étourdi par deux nostalgies qui se faisaient face comme deux miroirs parallèles, il perdit son merveilleux sens de l'irréalité.
- Ce processus de nostalgisation progressive était tout aussi évident sur les photos. Sur les premières, il avait l'air heureux, avec sa chemise d'invalide et sa mèche de cheveux neigeux, dans les ricochets de la lumière de l'octobre caraïbe. Sur les dernières, on le voyait enveloppé d'un manteau sombre et d'une écharpe de soie, reflet de lui-même, entaciturné par l'absence, sur le pont d'un bateau pâle de regrets qui commençait à somnambuler sur les océans automnaux.
- Quand il était seul, José Arcadio Buendia se consolait en rêvant à une succession de chambres à l'infini [...] Il aimait aller ainsi de chambre en chambre comme dans une galerie de glaces parallèles, jusqu'à ce que Prudencio Aguilar vînt lui toucher l'épaule. Il s'en retournait alors de chambre en chambre, s'éveillant au fur et à mesure qu'il revenait en arrière et parcourait le chemin inverse, et trouvait Prudencio Aguilar dans la chambre de la réalité. Mais une nuit [...] Prudencio Aguilar lui toucha l'épaule dans une chambre intermédiaire et il y demeura à jamais, croyant que c'était là sa chambre réelle.
- Sans vaine sentimentalité, il pensait à tous les gens qu'il avait connus, dans une sorte de sévère règlement de comptes avec la vie, et commençait à comprendre combien il aimait en fait les êtres qu'il avait le plus haïs.
- En fait, la mort ne lui importait guère, mais plutôt la vie: aussi bien, quand fut prononcée la sentence, n'éprouva-t-il aucun sentiment de frayeur, mais seulement de la nostalgie.
- Une odeur de champignons frais, de fleur d'arbre, d'intempéries anciennes et concentrées, imprégna l'air de la chambre dès que le vieux colosse macéré sous le soleil et la pluie se fut mis à respirer.
Cependant, Fermina Daza était encore à l'abris de la simple curiosité de l'amour, et la seule chose que lui inspirait Florentina Ariza était un peu de pitié parce qu'elle le croyait malade. Mais la tante lui expliqua qu'il fallait avoir beaucoup vécu pour connaître le tempérament véritable d'un homme et qu'elle était quant à elle convaincue que celui qui s'asseyait dans le parc pour les regarder passer ne pouvait qu'être malade d'amour.
Nul ne s'était encore aperçu qu'à son âge, elle avait conservé l'habitude de s'enfermer dans les bains et ne s'endormait plus que le visage tourné du côté du mur. Les après-midi où il pleuvait, tandis qu'elle brodait en compagnie d'un petit groupe d'amies sous la véranda fleurie de bégonias, il lui arrivait de perdre le fil de la conversation et une larme de nostalgie roulait jusqu'à lui saler le palais, à la vue des couches veinelées de terre humide et de monticules de boue qu'édifiaient les vers au jardin. Ces goûts cachés, vaincus en d'autres temps par le mélange d'oranges et de rhubarbe, rallumèrent un appétit impossible à contenir lorsqu'elle se mit à pleurer. Elle remangea de la terre. La première fois, ce fut presque par curiosité qu'elle s'y remit, persuadée que le dégoût qu'elle éprouverait serait le meilleur remède contre la tentation. Et, de fait, elle ne put supporter de garder la terre dans sa bouche. Mais elle insista, vaincue par un désir croissant, et peu à peu retrouva l'appétit ancestral, le goût des minéraux primaires, cette satisfaction sans faille que procurait l'aliment originel. Elle glissait des poignées de terre dans ses poches et les mangeait par petits grains sans se faire remarquer, remplie de bonheur et de rage à la fois, tandis qu'elle enseignait à ses amies les points de broderie les plus difficiles et parlait des autres hommes qui ne méritaient pas qu'on poussât le sacrifice jusqu'à avaler pour eux la chaux des murs. Les poignées de terre rendaient moins lointain et plus réel le seul homme qui méritait pareil avilissement, comme si cette terre qu'il foulait de ses bottes vernies en quelque autre endroit du monde transmettait jusqu'à elle la densité et la chaleur de son sang, par cette saveur minérale qui lui laissait un goût de cendre dans la bouche et déposait un sédiment de paix au fond de son coeur.