Citations de Gérard Bayo (81)
UN PRINTEMPS DIFFICILE
PAR LA PORTE DE LA SALLE D'ATTENTE
Et si pouvait quand la page est tournée
se lire encore
au travers la douleur qui ne passe ;
les douleurs de la vie font en nous des balafres
stridentes, sillages
roses et bruns et qui s'effacent, ô si pouvait
ne plus finir
le cri interminable alentour de nos têtes
et dans l'espace
exigu où si peu ressemblants
nos silences s'accolent, si nous pouvions entrer
dans le cri suraigu de la douleur qui passe
et nous connaître.
p.10
Neige
NUIT QUI VIENT, AUTOMNE
Crucifié sous le vasistas, le corps
Attend
à poings fermé la clarté.
Deux lambeaux
d'un nuage presque blanc
là-haut ; la chair
avec
et sans image,
de tout son poids.
p.27
Neige
IMMACULÉS, incandescents les nuages
qui pleuvent
sur l'autre façade.
le
Même
nous a ‒ ‒.
Ah comme
ça veille là ! comme
s'ouvre à nous le monde, au travers,
au milieu de nous !
On entend rire
aux éclats en arrivant au cœur
de la ville passé minuit.
Au matin, vue sur les jardins, la route
à son sommet :
peut-être
la beauté – pourquoi
‒ jusqu'à la joie
sur nous !
p.43
Neige
« À LA VIE !... »
L'aube a pris naissance
dans la courbe du fleuve.
Durcit la neige
au pied des arbres, derrière les paravents
de pins et de bouleaux.
Des pas humains
le chemin ne veut plus.
Ne veut plus
désormais monter.
Durcit la neige
au pied des arbres et s'éteint.
… Encore :
les remous du fleuve, la solitude
de ce qui vit
encore.
(Treblinka, avril)
p.45
TOI DEBOUT CONTRE UN MUR BAS
AVANT L'AUBE
Existe enfin
ou non l'amour : avant l'aube
notre mort à donner.
Elles, les heures de nuit, s'en vont, précédées
par le chant du merle jusqu'à l'aube
qui ne vient pas.
Dehors, oxalis, anémones. Dans l'amandier
depuis longtemps les fleurs, les feuilles.
Donnée – d'un coup
et tôt, donnée à un seul, sans un mot parlait
la parole. Une fois
pour toutes.
p.108
UN PRINTEMPS DIFFICILE 2
NUAGES ÉCLAIRÉS PAR LA VILLE
Un seul, aux multiples visages,
est l'amour.
Un seul
le menteur,
Si peu peuplée la terre. Un seul
est l'aimé.
Un chant de dilection encore celui
où la séparation nous déchire.
Ils ne sont pas étroits
le ciel et la plaine
et les eaux
de la mer qui vont nous emporter.
Ne sont
pas étriqués nos rêves.
p.150
UN PRINTEMPS DIFFICILE
SANS VISAGE ENCORE
La dernière cohorte descend en silence
dans le ravin comblé.
Au Pays du soir s'estompent
les traits du visage aimé trop longtemps. Deux entailles
les yeux, une entaille
invisible la bouche.
… Au Pays du soir
à jamais disparaît. Du brun au rose,
le visage transfiguré.
p.29
UN PRINTEMPS DIFFICILE
VISION
Ni l'oiseau tenace
ne sait. Au verger
sous le pêcher sans fruit
l'abri d'un bleu de véronique –
mais tout l'or
de mes yeux que ce jour le reprenne.
Ni le gouffre, le clair, où la pie
bleue, à sa guise
choir encore et défier : en face étaient les prés
de jade. Ni torrent
ni nuit, ni jour.
Sur la montagne
trois chevaux blancs
le poulain dans l'herbe
a basculé – et longtemps son bonheur
le regard ne peut sans détourner.
Mais à présent s'éteint
le ciel de jonquilles fanées, et la lisière
la connaît en aveugle
sous le platane chargé d'or
la vision aux yeux caves, aux gestes doux.
Creusant encore, disloque
doucement et gît –
en solitude se raidissant un peu.
p.30-31
UN PRINTEMPS DIFFICILE
CARRIÈRE DE GRANIT
On ne changera plus
aujourd'hui l'eau en vin.
Au soir, sous les sapins,
vers les sommets le vent s'échappe.
Le siècle rêve qu'entre les piles
du pont, il va passer, qu'il va passer
de sa bonne mort
et dans son lit.
La chair était vraiment du pain, le sang
vraiment de l'eau.
Si tu pouvais aujourd'hui ouvrir
les portes de l'enfer, pas un n'aurait la force
de se lever, de marcher jusqu'à toi.
p.99
UN PRINTEMPS DIFFICILE
ET TOUT EN BAS L'ÉTÉ
Comprends pourquoi
le couvert du mélèze ignore le tronc,
les branches –
pourquoi l'aigre printemps
des cimes et tout en bas l'été.
Comprends pourquoi la martre
dit « martre » et l'écho
en sa fidélité dit « moi »
et pourquoi
ils ne disent rien, pourquoi l'étoile
se tait.
Ensuite : regarde.
Ensuite : va-t'en.
Regarde, tu les crois gorgés de vie.
Et dans la mort tu crois descendre.
p.57
UN PRINTEMPS DIFFICILE
DEVANT NOS YEUX
La brande est à la porte
et plus loin la lisière.
Le vent – les lupins bleu
foncé.
La lande Emily, Etty la lisière,
et non loin
la liberté
de n'être plus fidèle, l'autre vie.
Les lupins
sur les terres à présent désertées, Macha.
Habiter la terre, la
donnée, la
seule.
p.73
EN FORÊT
Sur les bouleaux
le ciel,
sur le sol épais des choses écrites.
Que nul n'a pu lire.
Pourquoi lui demander
ce qu'elle en pense, la vie,
des discours qu'elle tient ?
Déjà deux printemps
sont revenus.
Un souffle de vent retourne aux ténèbres.
La même étoile
est à demeure.
p.41
TOURNANT D'ORAGE
Ballet de milans noirs au-dessus
des vergers
du lac.
De toutes ses feuilles
le peuplier.
Le linéaire s'éteint. Et livides
les eaux voudraient
jusqu'à nous savoir
dire.
L'orage a quitté
la rive d'en face.
Tout cela qui sait
parler se tait ;
tout ce qui n'a
jamais su dire
appelle.
p.69
DIDASCALIES I
LA CAGE EST VIDE
volet de bois pourrit : wirbe, werbe !
wirbe
werbe, witt witt
bevist !
Cybèle nue
porte un masque de plâtre
et les pives
les pivotants
les vire-pierres, les casse-guidon, les mange-menu
les trompe-cacheux
au bistrepré du bélébat
volet de bois pourrit, l'obscur
longtemps fixé
s'est recroquevillé, recroquevillé
araignée sèche dans sa toile
et glaibe
et glove
sous imbus de brocais d'empalumes ornaché
debout, à gauche
il n'y a pas d'homme
un lézard nage dans la carafe.
p.110-111
LUMIÈRE DU JOUR SOUS LA PORTE
Ne restent
que des mots,
sur la page .
Et celui-là,
(le béquillard,
l'avorton), l'ultime
dit mal. Tient
lieu.
Lui a voulu ;
pèse,
comme
seul à présent. Le seul voulu.
p. 28
MATAMUERTOS
Ni fleurs
ni couronnes ni terre
ni noms.
Ni
disparus
ni taches
de gravier au bord des routes.
Victorieux le point
du jour brandit l'écu
des fils glorieux
du mépris.
p.184
SUR LE MUR,
en diagonale,
la clarté des fenêtres resplendit.
Qu'elle est tranquille
dans ses apparences la durée !
la fiction
de la durée, qu'elle est docile et tranquille !
Et souffle dans quoi, le vent,
souffle pourquoi ? Ne cesse
de souffler.
Où
se perd ? Et quand va-t-il se taire ?
Poupée que berce
dans ses bras un enfant : la mort.
Très loin d'ici, heurte peut-être les nuages
le son des cloches.
Nous sommes
un seul depuis toujours. En nous se tient
l’univers.
p. 26
Comme avant la fête, quand
même les enfants prêtent la main. Les fenêtres
noires
les veines coupées. Rapt
assourdissant. Mur avec ses yeux
crevés et noirs,
insondables, et le feu a déjà commencé
mange sans bruit. Déflagration d'oracle,
les trop lourds oiseaux
dans l'équilibre frappé de stupeur
n'avancent plus. Des brèches un écho
des caves la rumeur tranquille de la mer.
Le papier peint des chambres suspendues.
Clair, au fond de l'œil, un feu de misère.
LE LIVRE
Seules du citronnier les feuilles
ont trouvé
et se penchent. Sur l’eau sonore
et claire, elles sont penchées.
Dans la maison sont posés
sur la table le livre
en lambeaux, les lunettes.
La rivière avait le dos tourné.
Du paysage
aucun détail n’ignorait l’autre.
RIMBAUD
Jamais plus de la rumeur de ton silence la porte
ne sera refermée.
Entre deux arbres
humides de soleil, jamais plus la flamme
de ton silence ne s'éteindra.
Le soir
est tombé et la nuit ne vient pas. La mort non plus
ne viendra pas.