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Les fichiers secrets des années rouge et noir
Gérard Delteil est un forçat de l’écriture. Une sorte d’Alexandre Dumas des temps modernes, qui, en trente ans, a publié plus d’une soixantaine de livres, relevant tout aussi bien du roman policier pur, de la science-fiction, de l’enquête journalistique, du pastiche, du conte pour enfants… « Speculator » (2010), son précédent roman, se voulait d’ailleurs un hommage à l’auteur des « Trois mousquetaires », sorte de téléportation dans le monde actuel de la finance de d’Artagnan, Aramis, Athos et Porthos. Il publie aujourd’hui, « Les années rouge et noir », un thriller historique qui, en près de cinq cents pages, balaie les « Trente glorieuses », ces années entre 1944 et 1974, où la France vécut un boom économique sans précédent, ainsi que profondes mutations politiques…
Gérard Delteil a toujours eu l’art de brouiller réalité et fiction, mais là, il réussit une gageure, en nous entraînant, à travers l’histoire croisée de plusieurs personnages, dans une reconstitution époustouflante de précision d’une époque à la fois si proche et si lointaine.
Que peuvent avoir en commun Anne Laborde, une résistante gaulliste devenue haut fonctionnaire à la Libération, Alain Véron, un ouvrier de Renault, dont le frère militant communiste a été mystérieusement assassiné en août 1944, Aimé Bachelli, un collabo qui s’est mué en conseiller de l’ombre de Georges Pompidou ? A priori, rien. Dans les années 1950-1960, une grande bourgeoise mariée à un avocat célèbre a peu de chance de croiser un mécanicien homosexuel autodidacte qui ne connaît, lui-même, que de très loin les grandes figures de l’extrême droite… Grâce à Gérard Delteil, ils vont pourtant mener un bout de chemin ensemble à la faveur de circonstances historiques, comme l’Occupation, la Libération, l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle, la Guerre d’Algérie, les événements de mai 68, l’élection de George Pompidou à la présidence de la République. Cela pourrait être artificiel et sombrer dans le procédé. Pas du tout. En s’appuyant sur une solide reconstitution historique, où la précision des détails côtoie une connaissance encyclopédique des arcanes de la vie politique de la IV° et V° République, Delteil a construit une intrigue prenante où les affres quotidiennes des uns (l’amour, l’argent, le boulot) se superposent aux apparitions des autres (Aragon, Sartre, Krasucki, Frachon –Benoît, un leader de la CGT et du PC, pas Alain du Monde-, Malraux…). La petite histoire y télescope la grande…
Chaque personnage renvoie ainsi à quelque chose de précis. Aimé Bachelli, qui, dans le roman, est décrit comme un homme de l’ombre, créateur de réseaux d’influence et grand manipulateur au service d’une idéologie extrémiste, possède ainsi bien des points communs avec un certain Georges Albertini (1911-1983). Ce sympathique garçon démarra sa carrière dans les années 1930 du côté de la social-démocratie, avant de suivre Marcel Déat, dont il fut le bras droit, dans sa tentative de créer un véritable parti national-socialiste français. Collabo patenté, il fut, à la Libération, arrêté, jugé et condamné à plusieurs années de prison. Gracié par son ancien ami socialiste, Vincent Auriol, devenu Président de la République, il créé alors, avec l’appui de la Banque Worms et de l’UIMM (Union des Industries et Métiers de la Métallurgie), plusieurs officines (Institut d’Histoire sociale, Institut Supérieur du travail…) ainsi que des revues (« Est-Ouest », « Histoire et liberté »…) destinées à relayer la lutte anti-communiste. Il y accueille une bonne part des soldats perdus de l’extrême droite, aide à la création de syndicats « indépendants » comme Force Ouvrière, participe à la fondation du SAC ( ce service d’ordre « musclé », qui, pendant la guerre d’Algérie, chercha à s’opposer aux exactions de l’OAS, avant de muer en une sorte de milice). Surtout, grâce à ses anciens réseaux, cet homme d’influence devient, une fois les gaullistes historiques écartés, un des conseillers de Georges Pompidou et surtout un des proches de Marie-France Garaud et Pierre Juillet, qui furent ensuite les mentors de Jacques Chirac… Albertini fut surtout un de ceux qui eurent l’habileté de sortir l’extrême droite de ses démons collaborationnistes pour la remettre dans le jeu politique républicain en lui redonnant une dimension intellectuelle et un visage acceptable, loin des dérives fascisantes des années « noires ».
Quant au frère d’Anne Laborde, Jean-Pierre, qui, dans le roman, est un ancien de la division SS Charlemagne, tête brûlé de l’OAS, fondateur d’Occident, créateur d’un syndicat patronal chez Simca, il ressemble furieusement à François Duprat (1940-1978), ne serait-ce que les circonstances identiques de leur mort, dans l’explosion de leur voiture. Duprat, numéro 2 du Front National, était un des principaux théoriciens du renouveau nationaliste…
Avec un art consommé de l’intrigue et un sens aigu du suspens, Delteil se sert du roman « noir » pour démonter les mécanismes qui ont permis à une bonne partie de l’extrême droite de sortir du ghetto et de se construire une respectabilité loin des dérives fascistes des années 1940.
L’écrivain décortique également avec subtilité les tiraillements au sein de la gauche et des syndicats, notamment lors des grandes grèves à Renault Billancourt, en 1947, menées par des militants trotskystes de la future Lutte Ouvrière et échappant aux permanents staliniens. L’impact de l’insurrection à Budapest contre l’URSS, ainsi que celui du soutien au FLN lors de la guerre d’Algérie, sur les militants communistes français, sont également traités avec une jolie maîtrise du sujet. À chaque fois, ces profonds débats qui ont traversé l’ensemble de la société française, sont abordés par le prisme de la vie au jour le jour d’individus qui pourraient être tout le monde. Un point commun les lie pourtant : ils refusent d’être de simple spectateur des événements et veulent en être des acteurs…
Gérard Delteil a écrit là un livre tout aussi ambitieux que bluffant, qui se lit d’une traite. C’est sans doute son meilleur. En tout cas, une belle preuve que le roman noir est au sommet de sa forme lorsqu’il nous raconte le monde dans lequel nous vivons.
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Yann Plougastel
Gérard Delteil, « Les années rouge et noir », Le Seuil, 464 p., 22 euros.
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