LA NUIT BELLE
Quel chant cette nuit s'élève
qui tisse
de l'écho cristal de cœur
les étoiles
Quelle fête de source
d'un cœur nuptial
J'ai été
une flaque de ténèbres
À cette heure je mords
l'espace
comme un enfant la mamelle
À cette heure je suis saoul
d'univers
Devetachi, 24 août 1916
p.64
LA PRIÈRE
Comme il devait aller avec douceur
Avant l'homme, le monde.
L'homme en a tiré des sarcasmes de démons,
Il a nommé ciel sa luxure,
Création ses mirages,
Rêvé immortel l'instant.
La vie lui est d'un poids énorme
Comme aile d'abeille morte
A la fourmi qui la traîne.
Entre ce qui dure et qui passe,
Seigneur, songe constant,
Fait qu'un pacte se renouvelle.
Rassérène ces enfants.
Fais que l'homme entende à nouveau
Que tu es monté jusqu'à toi
Par infinie souffrance d'homme.
Sois la mesure, le mystère,
Amour purifiant,
Refais de la chair trompeuse
Une échelle de salut.
Dis-moi encore une fois
Qu'enfin en toi anéanties
Les âmes s'uniront
Et formeront là-haut,
Espèce humaine éternelle,
Ton bienheureux sommeil.
1928
p.183-184
SAN MARTINO DEL CARSO
De ces maisons
il n'est resté
que quelques
moignons de murs
De tant d'hommes
selon mon cœur
il n'est pas même
autant resté
Mais dans le cœur
aucune croix ne manque
C'est mon cœur
le pays le plus ravagé
Valloncello dell'Albero Isolato, 27 août 1916.
"Les raisins sont mûrs, le champ labouré,
La montagne se détache des nuages.
Sur les miroirs poudreux de l'été
L'ombre est tombé,
Entre les doigts incertains
Leur lumière est claire
Et lointaine.
Avec les hirondelles s'enfuit
Le dernier déchirement."
SOLDATS
Bois de Courton juillet 1918
On est comme
en automne
sur les arbres
les feuilles.
SOLDATI
Bosco di Courton luglio 1918
Si sta come
d’autunno
sugli alberi
le foglie.
SEREIN
Bois de Courton juillet 1918
Après tant de
brume
une
à une
les étoiles
se révèlent
Je respire
le frais
que me laisse
la couleur du ciel
Je me reconnais
image
passagère
Prise dans un cours
immortel
SERENO
Bosco di Courton luglio 1918
Dopo tanta
nebbia
a una
a una
si svelano
le stelle
Respiro
il fresco
che mi lascia
il colore del cielo
Mi riconosco
immagine
passeggera
Presa in un giro
immortale
Tout d’un coup
déjà haute
sur les décombres
la limpide
stupeur
de l’immensité
Et l’homme
courbé
sur l’eau
surprise
par le soleil
se ressaisit
ombre
Bercée et
doucement
brisée
Ils ont le chuchotement imperceptible
Ils ne font pas plus de bruit
Que l’herbe qui pousse
Heureuse là où l’homme n’est pas.
« On m’a fait observer que, ayant perdu un enfant qui avait neuf ans, j’ai appris de la manière la plus brutale que la mort est la mort. Ce fut la chose la plus terrible de ma vie. Je sais ce que la mort signifie, je le savais déjà avant ; mais depuis que m’a été arrachée la meilleure partie de moi, la mort, c’est en moi que je l’expérimente. Il Dolore est le livre que j’aime le plus, le livre que j’ai écrit dans les années horribles, la gorge nouée. Si j’en parlais, il me semblerait être impudique. Cette douleur ne cessera jamais de me déchirer ».
Fa dolce e forse qui vicino passi
Dicendo : « questo sole e tanto spazio
Ti calmino. Nel puro vento udire
Puoi il tempo camminare e la mia voce.
Ho in me raccolto a poco a poco e chiuso
Lo slancio muto della tua speranza,
Sono per te l’aurora e intatto giorno.
Il fait doux et peut-être que tu passes par ici
En disant : Que ce soleil et tant d’espace
T’apaisent. Dans le vent pur tu peux
Entendre le temps en marche avec ma voix.
J’ai peu à peu recueilli et je porte
L’élan muet de ton espérance
Je suis pour toi l’aurore le jour entier.
Hanno l’impercettibile sussurro,
Non fanno piu rumore
Del crescere dell’erba
Lieta dove non passa l’uomo.
Ils ont le chuchotement imperceptible
Ils ne font pas plus de bruit
Que l’herbe qui pousse
Heureuse là où l’homme n’est pas.
TRANSFIGURATION
[…]
Comme un nuage
Je me filtre
au soleil
Je me sens épandu
dans un baiser
qui me consume
et m’apaise
Veillée
Une nuit entière
accroupi près
d'un de nos hommes
massacré la bouche
serrée souriant à la pleine lune avec la congestion de ses mains enfoncées jusque dans mon silence J'ai écrit des lettres remplies d'amour Je n'ai jamais été aussi couplé à la vie
Ennui
Cette nuit elle aussi passera
Cette solitude tout autour
ombre titubante des fils de tramways
sur l’asphalte humide
Je regarde les têtes des cochers
qui dans le demi-sommeil
vacillent
AGONIE
Mourir comme les alouettes altérées
sur le mirage
Ou comme la caille
passée la mer
dans les premiers buissons
parce qu'elle n'a plus désir
de voler
Mais non pas vivre de plaintes
comme un chardonneret aveuglé
/ Traduit de l'italien par Jean Lescure
IN MEMORIAM, PAR GIUSEPPE UNGARETTI.
Il s’appelait
Mohammed Scheab
Descendant
d’émirs de nomades
suicide
parce qu’il n’avait plus
de Patrie
Il aima la France
et il changea de prénom
Il fut Marcel
mais n’était pas français
il ne savait plus
vivre
dans la tente des siens
où l’on écoute la cantilène
du Coran
en savourant un café
Et il ne savait pas
délier
le chant
de son abandon
Je l’ai accompagné
avec la maîtresse de l’hôtel
où nous habitions
à Paris
du numéro 5 de la rue des Carmes
allée flétrie et en pente
Il repose
au cimetière d’Ivry
faubourg qui ressemble
toujours
en un jour
d’une
foire décomposée
Et peut-être moi seul
sais encore
qu’il a vécu
Locvizza, le 30 septembre 1916.
Soldats
Bois de Courton juillet 1918
On est comme
en automne
sur les arbres
les feuilles.
(Traduit de l’italien par Olivier Favier)
Allégresse des naufrages
Versa 14 février 1917
Et tout de suite il reprend
le voyage
comme
après le naufrage
un loup de mer
survivant
Ferrare, le 29 janvier 1933.
En voyant sur la lagune la lumière, près de mourir, baiser le vent, on pense à des libellules rasant l’eau. Cet air, de plus en plus translucide, dévoile en effet maintenant une irisation métallique.
Que de fois Dante aura-t-il suivi cette morne via Romea ! C’est sur ces routes qu’il dut débattre et préciser dans son esprit la Quaestio de aqua et terra.
C’est par cette route qu’il revint pour la dernière fois de Venise à Ravenne, après avoir défendu en vain la cause de la paix. Les fièvres qui infestaient ces terres l’avaient contaminé, et de Mesola, il se hâtait en direction de Pomposa, claquant des dents, dévoré par la maladie.
Je ne sais si, à cette époque déjà, le voyageur avait à sa droite la « vallée » Vallona et la « vallée » Giralda, ni si le sable qui les investit aujourd’hui et s’y insinue à tâtons comme doigts d’aveugle, était couvert alors de ces mêmes plantes qui imitent un étrange corail lie de vin.
Et voici le clocher carré de l'abbaye de Pomposa*, une haute et lourde lance. Tout le reste, qui est majestueux pourtant : église, monastère, Palazzo della Ragione a l’air d’un troupeau de brebis recroquevillées sur elles-mêmes au pied de ce formidable élan, symbole d’espérance dont le sommet s’illuminait, la nuit*, comme une étoile. Pomposa, dans sa fière solitude, entre la mer et les labours, au milieu de cités et de populations batailleuses, était un lieu accueillant à chacun.
Au temps de Dante, elles étaient encore toutes fraîches, achevées à peine, toutes ces images glorieuses sur les murs de l’église alors comble, du réfectoire bondé.
L’esprit qui avait conduit la main de Giotto s’était répandu jusqu’ici, et le peintre romagnol avait su lui aussi, avec une passion et une fermeté singulières, réintroduire la nature et le temps dans ses ascétiques visions.
Dante à bout de forces aura-t-il pu contempler encore ces images fidèles à ses convictions ?
Dante moribond, passant par ici, aura-t-il pu entendre une dernière fois le chant des prières, cette musique codifiée par Guido d’Arezzo dans une cellule de ce même monastère, et qu’il avait cherché si obstinément, pour se libérer de l’enfer et du purgatoire de sa chair brûlante et monter jusqu’à Béatrice, à insuffler sa poésie ?
À présent, il n’y a plus ici qu’une cour où des ombres vont et viennent au gré du soleil.
Les moines partis, on y abrita du foin, des charrettes, des houes, du bétail. Ces choses-là n’ont-elles pas aussi leur majesté ? Et ce monument ne gardera-t-il pas toujours la simplicité paysanne des villages, des maisons et des figures de Giotto ?
Des fresques qui couvraient tous les murs jusqu’au plafond, éblouissantes, il ne reste plus que des lambeaux gris de poussière.
La désolation de l’église, parmi les restes de crépi gonflé par les années, la fait paraître si vaste que je prends pour une fourmi un dessinateur occupé à recopier un motif de pavement.
Sous cette poussière désolée, que de merveilles encore vivantes ! Regardez le Baptême de Jésus : quelle candeur dans le souffle qui réchauffe le nu, et comme ils sont vrais, les membres divins, encore surpris par le don de la grâce, qui s’arrachent à la longue catalepsie de Byzance ! Ailleurs, le peintre, inhabile à représenter la marche de son personnage, lui fait croiser les jambes presque pour un pas de danse, et fouler le dragon aux pieds avec la légèreté de qui pourrait courir même sur l’eau ; et le personnage avec son buste raide comme un tronc d’arbre, prend involontairement un ton dramatique.
Regardez le Miracle de San Guido**, et vous me direz si aucun peintre moderne de natures mortes, Morandi excepté, saurait peindre une table servie avec un sens décoratif plus sobre et une plus poétique intimité.
Étoiles
Ils reviennent haut pour brûler les contes.
Ils tomberont avec les feuilles au premier vent.
Mais qu'un autre souffle vienne, un
nouveau mousseux reviendra.