Guy Lagache

Il faut beaucoup de courage pour rompre avec ses racines.

Ton rendez-vous est fixé dans une demi-heure à Queens Road, un des quartiers les plus fréquentés et les plus populaires de Hong-Kong.
En prenant un pousse-pousse, tu devrais y être dans les temps sans te faire remarquer. En période de mousson, les carrioles circulent capote baissée sur la banquette arrière pour protéger les passagers. Personne ne pourra t'identifier sous cette pluie battante.
Seul le chauffeur, qui tire le rickshaw au pas de course, est découvert. Cent cinquante kilos trimballés à bout de bras, sous l'orage. Un tour de force.
Il a le visage ridé, rectangulaire et émacié d'un gringalet d'une cinquantaine d'années. Sa puissance physique est saisissante. Il démarre en tirant péniblement le pousse-pousse où tu es installé. Mais au bout d'une trentaine de mètres, ses fines jambes accélèrent, et son corps trempé se propulse vers l'avant en concentrant toute sa force sur ses avant-bras pour tirer avec lui l'ensemble du charriot.

Une pluie de balles. Ça tape partout autour de toi. Le boucan est infernal. Derrière ton bouclier en pierre, tu es immobile, le cul par terre, incapable de jeter un œil de l'autre côté de la rue sans risque de te faire canarder. Il t'est impossible de distinguer un visage ou un uniforme et savoir combien ils sont. L'ennemi se résume à cette grande fenêtre noire entrouverte que tu combats cinq heures durant jusqu'à ce que tu parviennes à viser juste et balancer deux grandes, coup sur coup. Déflagration. Silence. Les snipers ne répondent plus. Les bruits de balles cessent pour de bon. Mais toi, un an plus tard, tu les entends toujours. Leur sifflement te panique encore alors qu'autour de toi maintenant tout est calme.

J'ai du mal à imaginer ma pauvre grand-mère de 82 ans, des tuyaux d'oxygène plein les narines, en une jeune aventurière tenace, sensuelle et intrigante. Qui pourrait croire que cette vieille dame austère et réservée ait par amour été capable, au fin fond de la Chine, de bouleverser à jamais la vie d'un homme rangé, marié, père de famille, pour en faire un résistant incapable de résister à son charme ? Derrière le style classique et bon chic bon genre de la dame que j'ai toujours connue se cache une anticonformiste dotée d'un culot hors du commun qui n' a pas hésité à entrer dans les services secrets, à manipuler, à mentir, à prendre des risques inouïs dans les rangs de la résistance.

Tu es débarrassé d'une chape de plomb ; affranchi d'une épouse castratrice aux ambitions trop convenables ; délivré du conformisme suicidaire d'une vieille garde au pouvoir dont les compromissions conduisent le pays au déshonneur.

Tu sens monter une fureur. Que signifie, concrètement, "fin des hostilités avec l'Allemagne" ? Qui est désormais le patron ? Pétain ou Hitler ? Qui sont nos alliés ? Qui sont nos ennemis ? Les minutes passent, tes interrogations s'accumulent. Mais le télex de 12 h 20 ne dit rien qui puisse te calmer. Et celui de 12 h 30 n'est pas plus concret. "STOP - Maréchal Pétain, nouveau chef du gouvernement déclare - STOP - "Je fais don de la personne à la France" - STOP - "Que tous les Français se regroupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leurs angoisses" - STOP"

J'avais toujours cru que Margot n'aimait pas parler d'elle et du passé par pudeur, discrétion, goût du secret. Mais c'était de la peur. La peur de revivre cette insupportable douleur. La peur de faire renaître les fantômes et la conviction que le silence finirait par effacer les souvenirs et la souffrance. C'est sans doute pour cette raison qu'elle a arrêté son journal le 23 août 1948 sans jamais faire mention de cette terrible dispute avec Paul. Elle s'est trompée. Le silence l'a maintenue enfermée dans sa douleur. Elle a fait de cette querelle avec Paul un secret. La dispute est devenue sa prison.

Vous êtes parti il y a moins d'une semaine et votre absence a déjà créé un vide épouvantable que je n'avais jamais éprouvé jusqu'à présent lors de nos multiples séparations. Il faut dire que les quatre derniers mois que nous avons passé ensemble dans la campagne anglaise, pendant que vous suiviez votre entraînement, m'ont habituée à une vie conjugale qui me manque désormais affreusement. Je sens votre parfum, je sens votre présence en permanence dans la maison. J'ai un besoin constant de vous avoir près de moi.

Et si je m'étais fait un film, inventé une grande histoire ? Depuis Hong-Kong, Paul a complètement disparu. Je ne sais rien de sa vie, j'ignore quelles rencontres il a pu faire, et rien ne me prouve que mon entêtement à le retrouver relève d'autre chose que de prendre mes désirs pour des réalités.
Ce qui me sidère encore davantage, c'est qu'à aucun moment avant ce soir ces questions ne m'avaient traversé l'esprit, moi dont la nature est pourtant à la prudence plutôt qu'à l'emballement.

Tu te souviens encore de la force d'attraction qui t'avait saisi en la regardant descendre les escaliers de l'hôtel pour rejoindre la table où tu t'étais installé. Au loin, ses yeux vert émeraude ourlés de longs cils noirs irradiaient. Sa chevelure châtain tombait en cascade sur ses épaules. Margot était tout en noir, vêtue d'une veste et d'un pantalon de costume cintré, habillée comme un homme, à l'exception de ses ballerines. Son élégance insolente et sensuelle te fascinait.