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Critiques de Ivan Segré (9)
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La trique, le pétrole et l'opium

La thèse fondamentale de cet essai très brillant, excellemment documenté et remarquablement bien structuré, qui s'inscrit « dans la tradition révolutionnaire juive », c'est de contester qu'il y ait un retour du religieux en politique internationale. Une première argumentation concerne la laïcité française, qui fait figure d'exception dans le monde et notamment dans un paysage constitutionnel européen (naturellement reflété aussi dans les traités de l'UE) très explicitement chrétien – catholique, protestant ou orthodoxe. [Dans ces premiers chap. très documentés, l'auteur se laisse aller à une polémique contre (un pamphlet de) Jean-Luc Mélanchon, pour bien se conformer au stéréotype : « les marxistes qui s'entre-tuent » (!), laquelle s'avère néanmoins utile ex post.] Mais la laïcité française, elle aussi, doit être analysée dans sa double nature, tantôt progressiste, tantôt réactionnaire-colonialiste-xénophobe – comme l'illustre la loi sur le « foulard ». Au-delà du religieux, s'impose une compréhension du pouvoir et la domination, qui renvoie au capital et à sa dialectique ancienne et renouvelée avec le pouvoir étatique : la terreur du supermarché comparée à celle du camp de concentration/goulag. Cela constitue l'objet d'une première « méditation » déclinée en 7 chap. et intitulée « La prêtrise laïque » qui se concentre principalement sur la France.

Dans la seconde « méditation », « La désidentification », la même récusation de la primauté du religieux se développe autour du Moyen-Orient, où, au lieu du prétendu conflit de civilisations entre islam et Occident ou même de celui réel mais très circonscrit, israélo-palestinien, l'auteur adopte une optique résolument matérialiste et géopolitique qui place en exergue la ressource pétrolière et in fine la nature génératrice de profondes inégalités de la rente qu'elle génère. Bien que ce deuxième volet de la démonstration ne soit pas inconnu, voire même qu'il soit généralement accepté par de nombreux analystes, il est surprenant que, porté jusqu'à ses conséquences extrêmes, il s'avère porteur d'explications qui ne sont généralement pas admises, par ex. quant au djihadisme, au « Printemps arabe », aux inégalités socio-économiques qui explosent à l'intérieur de l’État d'Israël, parmi d'autres... La grille d'analyse de l'impérialisme des hydrocarbures s'avère encore plus pertinente que celle, historique, du colonialisme.

En marge de l'argumentation de politique internationale classique, l'on trouve aussi avec plaisir une démonstration d'ordre plus philosophique qui révèle les analogies entre l'impératif capitaliste « jouis ! » et l'impératif djihadiste « meurs ! » lesquels se rattachent à leur tour, à travers Alain Badiou, à une fulguration lacanienne sur la relation entre capitalisme-prédation-jouissance masculine (phallique) d'une part, et jouissance féminine-sobriété-praxis révolutionnaire d'autre part : un fil rouge qui, dans les pages conclusives seulement, est noué avec Judith Butler et (de façon décidément inattendue) avec la Bhagavad-Gîtâ...
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L'intellectuel compulsif : Ou La Réaction phi..

L’art du saut de carpe, du punch du kangourou, de la discrétion de la gazelle et l’innocence de la colombe



Lire « Argument », ouverture précieuse de l’ouvrage, ici publiée avec l’aimable autorisation des Editions Lignes (sur le blog : "entre les lignes entre les mots")

« L’antisémitisme était une forme singulière du racisme, le nouvel antisémitisme est une forme singulière de l’antiracisme ».



Réfléchir au poids des mots, aux sens implicites et explicites, laisser ouverte les fenêtres aux éclairages à venir de l’auteur.



Ivan Segré parle de « l’intellectuel compulsif », cet homme médiatiquement mis en avant, dont les « acrobaties » et la rhétorique semblent appréciées par des bien-pensant-e-s. Il interroge : « Qu’est-ce que la « fidélité à une collectivité particulière » ? S’il s’agit d’une affection particulière à un homme particulier, lié à une collectivité particulière, cela est respectable et finalement indifférent. S’il s’agit, en revanche, d’un mot d’ordre politique, alors c’est le symptôme d’un renoncement. C’est en effet renoncer à inscrire dans l’histoire une forme politique de l’universel », et comme il le fera tout au long du livre, il reformule pour rendre visible ou lisible les sens possiblement cachés.



L’auteur parle aussi « de la norme d’une existence collective », d’égalité qu’il oppose à « l’hospitalité » conditionnée ou non. Et pour bien en préciser le sens, il ajoute : « la loi est ce qui régule la relation inégalitaire, par principe, entre un maître des lieux et son hôte. L’hospitalité sous condition, telle est donc la loi de la classe dominante, comme elle est la loi de la nation ethnique »



Ironique et déjà malicieux, Ivan Segré évoque le nationalisme compulsif, l’hirsute et le chevaleresque, la médiocrité prospère du bourgeois, le cynisme grandiloquent du maître des lieux. Il revient sur cet « nouvel antisémitisme » créé/dénoncé, entre autres, par un philosophe et un sociologue, et propose : « Suivons-le pas à pas dans sa lutte contre le nouvel antisémitisme. Nous verrons bien où il nous conduit. Tâchons seulement de nous arrêter au bord du précipice, à l’entrée du désert, là où l’homme rencontre son propre néant : Azazel1. Saura-t-il, lui, s’arrêter à temps ? »



Ivan Ségré est philosophe et talmudiste. Il va donc suivre au mot le mot, phrase à phrase, explorer le(s) sens des argumentaires et des constructions de l’intellectuel compulsif et de ses allié-e-s.



J’invite donc, comme je l’ai fait moi-même avec délectation, la lectrice et le lecteur à entrer dans les textes, les décryptages, les exégèses. Et se laisser aller, sourire aux lèvres, mais l’esprit en révolte, à ces leçons pleines de malices et d’humour. J’emprunte subjectivement des routes de traverse, sans discuter ici du terme « ethnie »…



L’identification d’êtres humains comme « autres », des pas « comme soi », l’imaginaire de la nation « ethnique, raciale, religieuse », le langage, la « candeur » l’innocence et son prix…



Ivan Segré se positionne : « La liberté d’expression n’existe que quand on l’applique aux propos qu’on réprouve ». Sur ce socle, il examine, entre autres, un « comique » et sa farce antisémite devenue fond de commerce, un « historien » négationniste, une écrivaine « qui ne plaisante pas ». Ces pages ne sont pas des digressions, elles permettent de contextualiser « la fidélité particulière à une collectivité particulière », le rejet de l’obscénité que serait une société multi-ethnique, le négationnisme opportuniste, « nier le crime, c’est rendre de nouveau honorable la chose qui l’a engendré : la politique de la nation ethnique », l’être victime par héritage, le point de vue nazi, le passage de l’artiste au dandy, le mépris de « classe », la « fidélité affective à la politique de la nation ethnique »…



Au centre de l’analyse, la réception d’un film « Route 181 » réalisé par Michel Kheifi et Eyal Sivan, une œuvre israélo-palestinienne. L’intellectuel compulsif, des allié-e-s de toutes sortes, une professeure de cinéma, le caractériseront comme « un film antisémite », un « appel au meurtre des Juifs ». Ivan Segré s’attache à donc regarder, lire et discuter de ce qu’il en est, des attendus d’une procédure judiciaire, des faits historiques et de leurs utilisations, du fond politique.



J’ai particulièrement apprécié les développement sur la diffamation, « l’antisémitisme juif », les juifs qui auraient « trahi », et la « difficile » question : « comment un Juif peut-il appeler au meurtre des Juifs sans être, plutôt qu’un Juif antisémite, un Juif suicidaire ? ».



Le fond de l’histoire, un plaidoyer politique pour un « Etat binational », la forme des moyens cinématographiques, l’imaginaire d’un Etat commun se retournant compulsivement en « guerre de tous contre tous », bref un crime contre l’« ethnie » et donc un « appel au meurtre »…



Pour moi, il s’agit bien d’un refus explicite, ici et là-bas, d’un Etat démocratique des citoyen-ne-s. L’auteur insiste, dans une lecture au sens ironiquement pluriel « La démocratie bourgeoise , le moins imparfait des régimes politiques, c’est la domination de la majorité (ethnique) sur des minorités (ethniques) ». Je propose une « traduction », en regard à des problématique abordées dans d’autres notes, donnant : la démocratie c’est la domination d’une communauté se considérant comme majoritaire, auto-nommée universelle et donc invisibilisée, sur des communautés visibles, les ouvrier-e-s, les femmes, les non blanc-he-s, les non chrétien-ne-s, les non hétérosexuel-le-s, etc.



En lecteur/spectateur attentif, l’auteur dévoile les fabrications insolites de lectures compulsives, l’histoire réelle derrière l’histoire fantasmatique, les quotidiens des civil-e-s palestinien-ne-s et des soldat-e-s israélien-ne-s, la « déchirure, de la cicatrice encore douloureuse, encore ouverte », les mémoires de l’expulsion et des maisons et villages rasés. En lecteur/philosophe Ivan Segré revient sur Kafka et son « Devant la loi » : « Oui, l’éthique est en dehors de la loi : elle est une autre relation que celle qui s’établit entre le gardien de l’intérieur et l’homme de l’extérieur, une autre relation que celle du maître des lieux à son hôte ». En lecteur de communication et d’hypertextualité, il se souvient d’un tableau de Magritte « Ceci n’est pas une pipe ».



L’auteur parle de l’incommensurabilité des crimes, des représentations imaginaires, de l’unité inventée, et occultant « les formes concrètes de la domination et de servitude au sein d’une même ethnie », de l’idéologie inégalitaire de la politique de la nation ethnique…



Il confronte les lectures partielles et les regards myopes à l’exégèse. Il revient sur la construction d’un État-nation, l’expulsion de Palestinien-ne-s et la destruction de villages arabes en Palestine, les logiques nationalistes, l’autre logique « celle de la construction d’une politique d’émancipation commune ». Il parle éthique au cinéma, de perturbation de la « geste des héros fondateurs », de 1948, d’absence de vérité et de justice dans les logiques nationalistes, de « conte pour enfant », de « l’armature » du nationalisme ethnique juif, de débat historique et de discussion politique…



Des rails et le point de rencontre, le plagiat et l’hommage, le racisme et l’antiracisme, « le problème n’est pas entre Juifs et Arabes mais entre dominants et dominés », la transformation, par certain-e-s, de l’idée d’un Etat commun israélo-palestinien en « nouvel antisémitisme nazi », l’inversion fantasmée (mais ouvertement défendue) de la haine incluse dans « le camp métissé » et non dans celui de « la nation ethnique », l’affirmation de l’égalité de toutes et tous, sans considération « ethnique ou religieuse », le refus de « la hiérarchisation des degrés d’appartenance nationale »…



Il est agréable de savoir que certain-e-s ont le courage d’explorer pas à pas les échafaudages construits de l’inégalité et lorsqu’ils/elles le font, comme l’auteur, avec le talent méthodique et malicieux du talmudiste, cela se traduit par de précieuses analyses de la « réaction philosémite ».



« L’art du saut de carpe, du punch du kangourou, de la discrétion de la gazelle et l’innocence de la colombe. L’intellectuel translucide, en regard, est un animal laborieux »




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Le manteau de Spinoza : Pour une éthique hors..

Rendons-nous maîtres d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant du péril



« Spinoza avait un trou à son manteau. On avait tenté de le poignarder, et son manteau en portait la trace. C’est devenu « le manteau de Spinoza ». »



Lecture voyage au pays du déconcertant. Une promenade sur des chemins escarpés, éclairés par le souffle de l’émancipation. Quelques indications, sans connaissances particulières en philosophie et en exégèse de textes religieux.



Ivan Segré propose une lecture critique de la lecture, d’un « théoricien bourgeois » du nom « juif », Jean-Claude Milner. Une lecture à la fois politique et une application d’un art méconnu, « l’art hébraïque de l’exégèse ».



Comme l’auteur l’indique dans son prologue : « Il y a donc au sujet du nom « juif » deux écoles non seulement antagoniques mais antinomiques : il y a d’une part les théoriciens bourgeois du nom « juif » qui prétende interdire, au nom de la « barrière » de la Loi, le devenir révolutionnaire du nom « ouvrier » ; il y a d’autres part les théoriciens ouvriers du nom « juif », qui prétendent que ce nom qualifie non pas le sujet d’une Loi, mais le sujet de la connaissance d’un dieu qui « fait sortir d’Egypte », et que vivre sous la conduite de sa connaissance est la loi du nom « juif », incompatible avec toute autre ».



Ivan Segré parle, entre autres, de l’ordre de la raison, « hétérogène à ce qui tient lieu de tradition et provoque une réaction de type policier », du sens implicite, intériorisant le sens explicite, du sens implicite qu’il faut entendre, de l’ignorance comme passion d’ignorer, de l’art de la lecture, de l’« élection », de circoncision, du consensus nationaliste issu de l’appareil d’Etat israélien, de l’Etat fondé sur une idée du bien commun, de contradiction, d’anachronisme et de contrevérité, « un animal trompeur se mord la queue. C’est son signe distinctif », de méfiance, « il y a lieu de se méfier de toute règle qui prétend transcender ce dont elle est la règle », du déductif et du littéral, de l’intelligence de la lettre…



L’auteur interroge « la différence de nature entre l’obéissance et la connaissance », parle d’amour et de joie, des affects augmentant « la puissance d’agir et de connaître », de puissance de la pensée, de « l’explicite audace du philosophe »…



J’ai notamment été intéressé par l’histoire du talmud, sa clôture autour du VIe siècle, « Il ne s’agit plus de penser dialectiquement la fidélité au mosaïsme mais de régir l’observance des fidèles ».



Ivan Segré analyse les rapports entre les trois religions monothéistes et une même forme d’adversité ou d’altérité, la philosophie. Il parle de dépossédés, de forces organisées, de liberté, « des hommes émancipés de la tutelle parentale », du « devenir des hommes libres », de l’arbre de la connaissance, de la connaissance en lieu et place de l’obéissance, de désastre réversible…



« Habiller la nudité est l’acte d’une reconquête subjective de sa liberté intérieure, l’acte d’une connaissance. Le manteau troué de Spinoza symbolise la haine dont l’acte de connaissance est l’objet. C’est la haine de la Loi pour la connaissance. Haine bourgeoise »



Erudition et ironie. Une lecture passionnante, même lorsque l’on a de faibles compétences en philosophie. « L’histoire des idées est une discipline d’une ironie insondable »
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La réaction philosémite ou la trahison des clercs

«Examiner le discours de l’intellectuel dit »communautaire », c’est donc prendre connaissance de ce que la pensée la plus réactionnaire aujourd’hui autorise, parfois recommande, plus souvent exige, en terme de »défense du sionisme » ou de »lutte contre l’antisémitisme ». Et s’en moquer. »



Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur décrypte les discours de Raphaël Draï, Shmuel Trigano, Alexandre Adler, Alain Finkielraut et André Kaspi. Et, derrière les phraséologies sur la lutte contre l’antisémitisme et en défense du sionisme, Ivan Segré dévoile la réalité d’un »communautarisme » réellement existant, met à jour les glissements progressifs des énoncés et fait ressortir, les positions profondément réactionnaires de certains idéologues français. Comment ne pas souligner les explications nauséabondes, de ces tristes penseurs, liant l’antisémitisme à « l’abandon du concept d’identité nationale au profit de celui de citoyenneté. »



Dans une seconde partie, l’auteur analyse en détail la »sociologie » ethno-culturelle d’Emmanuel Brenner. Ivan Segré montre la faiblesse des faits d’observation, les raccourcis méthodologiques et de pensée pour inventer la thèse de l’antisémitisme maghrébin. « Reste que les conclusions que tire E. Brenner ne se présentent donc nullement comme les résultats d’une construction sociologique, marquant le passage d’une approche pré-notionnelle à la construction méthodique d’un fait social. »



L’auteur insiste particulièrement sur ce qu’est et n’est pas l’enseignement laïc. Des rappels salutaires sur les possibles sens de signes et de parades ou les passions de l’ignorance. Il souligne de plus que « les faits observés, à savoir l »’antisémitisme », le »racisme » et le »sexisme » impliquent l’ensemble des acteurs du système scolaire, places et origines confondues, chacun selon ses modes, ses idoles et ses rites. »



Ce travail de relecture incisive sera poursuivit dans les remarquables parties consacrées au « bouleversement de la science » par Pierre André Taguieff et à certains écrits d’Orianna Fallaci et sa confusion, lourde de sens, entre camps de concentration et camps d’extermination.



Ces lectures précises et détaillées, permettent une mise en sens de certains mots, un démontage des dispositifs interprétatifs, les absences de méthode d’approche des faits sociaux. Un tel travail participe donc de la mise à nu des nouvelles constructions fantasmatiques de l’ordre de l’Empire.



Comme « Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? » (Editions Lignes, Paris 2009), un magnifique ouvrage contre le non-esprit du temps et les présentations frauduleuses des réalités. Aux bavardages »ethno-centré » » des faux experts, comme l’auteur je préfère citer Daniel Bensaid « Qui conjugue le fragment singulier avec la forme du tout. C’est peut-être ça l’internationalisme. »



Un travail qui mériterait d’être repris et étendu à l’ensemble des assignations identitaires.
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La souveraineté adamique

Le philosophe, qui cherche à concilier engagement à l’extrême gauche et attachement à la tradition juive, escompte un changement politique puisant aux sources bibliques.
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Les pingouins de l'universel

Scruter des mots et des secrètes anfractuosités des textes





Ivan Segré est un philosophe et un talmudiste, deux domaines où mes connaissances sont limitées, et encore plus pour le second. Par ailleurs, je n’ai pas un regard aimable sur Alain Badiou qu’il cite ou critique (Comment oublier l’Albanie, les exactions rouges culturelles, le génocide des khmers rouges, etc ?).



C’est aussi un conteur remarquable. Il convient de lire attentivement sa vision du film Triple 9 de John Hillcoat et le récit concernant son oncle Victor – et son « irrémissible étrangeté » – pour être pris-e dans une mise en abime intellectuelle…



Que la lectrice ou le lecteur partage – ou non – ses analyses ou ses conclusions politiques, elle et il seront entrainé-e-s à interroger les racines des faits sociaux étudiés et leur transcription en mots. L’auteur propose en effet une plongée radicale, dans les mots et les sens ; une forte incitation à refuser, les simplismes, le noir et blanc, les habits des pingouins de l’universel…



Reste que pour cette invitation à penser la complexité, interroger l’histoire et la politique, les prêt-à-penser sous redingote, l’auteur aurait gagné à expliquer à partir de quel point de vue situé il s’exprimait, l’avertissement et le prologue ne suffisant point.



« Si le sous-titre du livre précise le domaine d’investigation, son titre est en revanche plus énigmatique. Mais il suffira au lecteur de garder à l’esprit que le « sioniste » que j’étais, vêtu de noir et blanc dans Jérusalem enneigée, n’était peut-être pas sans ressembler, vu de loin, à un pingouin… Restait à s’approcher davantage, jusqu’à pouvoir distinguer l’homme de l’animal ».



L’auteur revient sur un dialogue entre Jean-Claude Milner et Alain Badiou, je souligne une phrase de ce dernier, comme prélude à la discussion autour du « nom » : « il est impossible qu’un nom politique soit celui d’une identité ». En effet.



Dans le prologue, Ivan Segré parle, entre autres, des deux sens au nom « juif » (sens national et sens étranger), des conditions des lieux de prières, du dispositif basical, de la Torah, de l’« ouvrier » (celui qui oeuvre) et du « bourgeois », de l’exil et de Bertold Brecht, « l’homme n’est que le véhicule matériel du passeport ».



Mais laissons là, Victor, Budapest, Prague, Joseph K arrêté par deux autres pingouins, l’Aleph et le Youd, le matérialisme historique. Salam – Le-Haïm. Nous en retrouverons, ci-dessous, des éléments, des traces, des éléments contradictoires…



Comme une promenade errante avec des poses en méditation ou interrogation, sans renoncer à la dispute sur certains points.



Evidement, Joseph K, le fantôme d’une certaine modernité et le nom « juif » que l’auteur décline en trois modes : antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme. Une remarque, je ne tiens pas pour acquis que le sionisme soit lié au nom « juif », ou plus exactement, au delà de l’histoire concrète et politique, il conviendrait d’en signifier la continuité et la rupture, d’interroger le nom « israélien », ce que ne fait pas l’auteur. Et regarder du coté d’Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace ou Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé ou Comment j’ai cessé d’être juif. Certes, le nom « juif » ne se dissout pas dans l’autre, mais le second est révélateur d’un Etat et de constructions institutionnelles d’une nouvelle nation. J’y reviendrai plus tard.



Donc le nom, le nom associé, assigné, à des populations dont certain-e-s n’ont « d’autre relation avec ce nom que par ouï-dire ». Un nom et des variations sur la Torah, le peuple et la terre. Peut-être, mais l’auteur semble accepter, sans discussion, ce fil du temps, cette traversée a-historique de communautés humaines disparates et mouvantes.



L’histoire biblique, les tables de la Loi, Moïse, les hommes et les étrangers – en ces temps reculés, il ne semble pas y avoir de femmes ! -, Rome et les barbares, une vision du monde construite « sur la dichotomie entre Romains et barbares », le christianisme religion d’Etat, la discontinuité historique, l’antijudaïsme, la singularisation du nom « juif ».



Je souligne les pages sur ce nom, le « non au Christ », le « oui au genre humain », l’histoire des expulsions, les débats philosophiques et politiques jusqu’à la Révolution française… L’auteur insiste sur la notion d’extériorité, construite sous l’ancien Régime et les réactionnaires de tout poil. Une extériorité qui a quelque chose à voir avec la « promesse », nous restons dans une vision fondamentalement religieuse chrétienne (la laïcité sera pour beaucoup plus tard…). Baruch Spinoza et l’indivisibilité du droit, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et l’indivisibilité de la nation…



L’émancipation politique des juifs. Comment oublier dans les débats de la Révolution française, Zalkind Hourwitz et son Apologie des Juifs (1789), une alternative à la version homogénéisante des républicains, à cette idée d’une nation idéalisée et non composée de groupes aux réalités plus ou moins différenciées…



L’auteur parle du passage de l’antijudaïsme à l’antisémitisme, une nouvelle forme historique et contextuelle envers l’« autre », la racialisation moderne du XIXeme siècle. Des arguments théologiques aux arguments raciaux donc racistes, les traces persistances de l’antijudaïsme, l’histoire au milieu du monde des gens civilisés, Auschwitz…



« Les termes de la « question juive » en sont considérablement modifiés »



Le sionisme, la colonisation, l’antisionisme – de certaines formes pour le moins ambiguës de l’antisionisme. Ivan Segré discute des formes de colonisation dans l’histoire de l’expansion du monde ouest-européen. Il argumente contre l’idée d’« un projet méthodiquement mené de colonisation, d’expropriation et de domination » ce qui est différent de la « domination des Juifs israéliens sur les Arabes palestiniens ». Sionisme et antisionisme. Je limite les termes du débat à l’antérieur de 1948 ; la colonisation des territoires occupés après 1967 ne souffrant pas discussion.



Sur la création de l’Etat d’Israël, très discutable me semble l’appréciation sur le « légalement institué par l’ONU ». Légalement veut dire au nom d’un Droit. Sur quel Droit s’est appuyé l’ONU ? Certainement pas le droit des peuples à disposer d’eux-même, en chassant des populations résidentes. Sans oublier l’ambiguïté sur le nom « juif » car aucune définition ne permettait et ne permet d’en délimiter ni la partie ni l’ensemble. Etrange « Etat juif », étrange « Etat des juifs ». Qu’en est-il d’un Etat qui se revendique de populations qui n’y résident pas ? Un Etat donc non de ses citoyen-ne-s réel-le-s et présent-e-s. Ivan Segré ne s’affronte pas à ces questions, pourtant au cœur du sionisme. Il ne suffit pas de constater : « La Shoah faisait dorénavant pendant à la Nakbah, le rêve des uns devenant le cauchemar des autres… ».



Reste, avant de poursuivre, de préciser, dans le contexte de sortie de la seconde guerre mondiale et les réorganisations sociales et territoriales, quelles solutions pouvaient être apportées au populations juives après le génocide ? Je ne sais répondre à cette question. Mais il y avait bien une question pour celles et ceux qui avaient déjà immigré en Palestine et celles et ceux qui voulaient le faire.



Dois-je rappeler, aux révisionnistes de tout poil, que la destruction des juifs et des juives (comme, entre autres, des populations Rroms, est un crime contre l’humanité. Elle concernait et concerne donc toute l’humanité…)



Je tiens aussi à préciser que les divergences de vues sur ce passé, ou le passé plus lointain, sont une chose ; un accord sur les solutions politiques pour aujourd’hui ou demain, une autre, non conditionné à la réduction éventuelle des désaccords.



Mais ne faisons pas dire à l’auteur ce qu’il ne dit pas. Dans ses analyses, il souligne le passage du « vœu d’un endroit au monde où les juifs ne soient pas une minorité » au « vœu d’un endroit au monde où les juifs soient une majorité – ce qui suppose d’avoir en ligne de mire une « homogénéité ethnique » ». Nous savons le cours pris dans l’Etat d’Israël et le sionisme réellement existant, contre des voix dissidentes comme celles de Martin Buber et Judah Leon Magnes (l’alliance possible de certain-es populations juives en Palestine/Israël avec des forces « arabes » anti-impérialistes pour combattre les « Mahométants-Israélites réactionnaires et les fauteurs de pogroms quels qu’ils soient »).



Les rêves d’homogénéité « ethnico-religieuse », ici comme ailleurs, ne peuvent être progressistes. Reste que l’auteur sous-estime les dimensions nationalitaires d’hier et d’aujourd’hui, dimensions faisant intégralement partie de la question sociale et politique.



Revenons aux formes de colonisation. Ivan Segré insiste sur la forme particulière prise, « ce n’est pas un colonialisme ordinaire », forme non réductible aux formes de colonisation d’exploitation ou de peuplement. Je pourrais citer une autre forme particulière, celle qui a façonnée la Corse et ses habitant-e-s. Reste que si la colonisation « juive » ne peut être rabattue sur une simple colonisation de peuplement, elle s’inscrit bien dans le système impérialiste de colonisation. Sans oublier que la levée de fonds pour l’achat de terres fut organisée aussi par des grands propriétaires de moyens de production. A noter que l’achat de terres, en partie à des propriétaires absentéistes, relève bien de la question sociale, celle de l’expropriation/appropriation des terres pour celles et ceux qui la cultivent. Les populations palestiniennes furent donc doublement exproprié-e-s de leurs terres (outil de production et territoire de vie).



Pour l’auteur la matrice de ce colonialisme particulier relève d’un « impératif national ». Outre que le terme « impératif » est politiquement non-identifiable, de quelle nation parle-t-il ? De la nation israélienne ou du fantasme d’une nation de toutes et tous les « juifs » ? Dans un cas comme l’autre, la réponse n’est pas à la hauteur nécessaire pour faire objection aux pingouins…



Au delà de ces débats, l’auteur indique que « La question de la légitimité ou de illégitimité politique, de la pertinence ou de l’impertinence historique de l’entreprise sioniste n’en demeure pas moins posée, aux yeux d’un révolutionnaire, mais en des termes plus précis que ceux du philosophe contemporain, singulièrement officiel à ce sujet ».



Il est en effet bien des débats à reprendre, à réexaminer, à creuser, sans se satisfaire des termes dans lesquels ils furent successivement posés. Des questions imbriquant des dimensions sociales et politiques, la subversion ou non des rapports sociaux, des questions nationalitaires, des imaginaires collectifs et des résistances à l’oppression sous toutes leurs formes.



Il faut encore creuser dans la complexité et écarter les habits en noir et blanc, des évidences qui n’en sont pas…



Je poursuis. « la question n’est celle du premier occupant dans l’histoire des sociétés humaines que relativement à l’appropriation rapace d’un bien naturel, ou relativement au mythe de l’autochtonie. Dans les termes du rationalisme révolutionnaire, en revanche, la question est toujours celle du type de relation sociale qu’on contribue à instituer, à pratiquer et à développer, et non celle de l’origine, de l’ethnie, de la croyance et du sexe ». Et cette question est, à chaque fois, une question concrète, inscrite dans des histoires et des environnements comme contraintes, des rapports de force, des possibles émancipations. Il n’y a pas d’un coté des « indigènes » et de l’autre des « étrangers » mais des rapports sociaux qui créent et hiérarchisent des groupes.



Ce qui amène l’auteur à parler, en droit formel « d’un état israélo-palestinien, binational et bi-linguiste », de droits égaux, de logiques progressistes. « La question n’est pas celle de l’origine, mais celle de l’existence »



A la lumière, des élaborations hier du Bund ou d’Otto Bauer, des nouvelles constitutions sud-américaines, de la constitution du Canada, contre toutes et tous les identitaires de la nation excluante, en prenant en compte les asymétries crées par l’histoirenvient de rompre avec l’idée pernicieuse « un Etat – une nation », avancer vers la reconnaissance de la citoyenneté de résidence fondatrice, accepter de se confronter aux contradictions engendrées par les droits des « minorités » à ne pas se fondre dans l’idée fantasmatique du droit de la « majorité ».



J’ai laissé de coté d’autres débats, d’autres disputes, d’autres histoires. Je termine comme l’auteur en retrouvant un certain Joseph K, « Joseph K. n’est inculpé ni à raison ni à tord. Car on ne lui reproche pas un acte, une parole, une idée, on lui reproche d’être là, déraciné, comme un homme ».






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Judaïsme et révolution

Dans les limites de mes compétences, réduites en la matière, et en espérant ne pas faire de contre-sens. Contre les lectures unilatérales d’Ivan Segré et les instrumentalisations de sa critique du philosémitisme. Une lecture très incomplète, très partielle et partiale.



« Par « révolution », j’entends une politique dont la finalité est la disparition de la servitude et de la domination dans la structure même du social ». Première phrase et désignation d’un point de vue, celui de la révolution…



Une histoire à la fois juive et non juive, la « normalisation bourgeoise du nom « juif » », la socialité orthodoxe populaire, « Les lieux de l’orthodoxie juive, qu’on y prie, qu’on y étudie, qu’on y danse, sont ouverts aux quatre vents et le va-et-vient y est permanent ». A noter que l’auteur fait l’impasse sur une dimension incontournable, ces lieux d’orthodoxie ne sont que masculins.



Ivan Segré critique Benny Levy, son orthodoxie, « doctrine constituée, inamovible, prétendument anhistorique… », la criminalisation du marxisme « opération idéologique bourgeoise contemporaines du marxisme, de même que la criminalisation des mouvements révolutionnaires par les classes dirigeantes naît avec ces mouvements »



Certes, il faut souligner cela, mais cela ne saurait dispenser de faire la critique des politiques criminelles menées au nom du « marxisme ». De ce point de vue, je ne partage ni l’hypothèse « communiste », ni « la politique révolutionnaire » d’Alain Badiou, largement sollicitée ici, ni les positions de cet auteur sur le stalinisme, les khmers rouges et autres embardées, qui ne sauraient, à mes yeux, être détachées des fondements de son orientation…



La « rupture subjective avec l’Etat » est peut-être « le noyau du judaïsme », et si elle donne une certaine boussole, elle ne dit que peu de chose sur les stratégies possibles d’émancipation.



« Je voudrais que ce livre soit une initiation au Talmud pour non-talmudistes. Il l’est au moins en ce sens que sa construction, et sa manière d’exposition, ne relèvent pas de l’exercice philosophique – clair, concis et distinct – mais talmudique : dialectique, labyrinthique et rusé ». L’auteur souligne la différence, largement traitée dans son livre sur Spinoza entre les « théoriciens bourgeois du nom « juif » et les théoriciens ouvriers du nom « juif ». »



Révolution, talmud, nom ouvrier… Trois mots et plus, indispensables pour une lecture raisonnée des analyses d’Ivan Segré. Chacun-e, en fonction de ses intérêts, connaissances, de son ouverture, trouvera ici de multiples pistes de réflexion.



J’ai notamment été intéressé par les passages sur la culture rabbinique « un esprit, une démarche, une méthode, dont la finalité serait de susciter des dépassements, des franchissements, des rencontres », le sentiment d’appartenance à une minorité non réductible à la religion ou à la nation, la critique de l’imperium, le déficit de subjectivation…



Et les analyses sur la singularité « la singularité est rigoureusement universelle, ou n’est pas », la dialectique de l’obéissance à la lettre et l’audace de l’esprit « il n’est pas d’étude talmudique qui ne procède et du commentaire et de l’interprétation », le nom politique « il est absolument impossible qu’un nom politique soit celui d’une identité », l’étude pharisienne de la Lettre « Penser à partir de la Lettre, c’est le trait distinctif du pharisien,par différence avec le philosophe », l’émancipation collective « l’émancipation collective est la chose la plus utile à l’émancipation singulière, et vice versa », ou le « primat de la contradiction sur l’identité »…
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Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ?

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Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ?

En hommage à Daniel Bensaid, en référence à son texte « Une thèse à scandale : La réaction philosémite à l’épreuve d’un juif d’étude » paru dans le numéro 14 de la Revue Internationale des Livres et des Idées



Cet ouvrage se confronte à une lecture de Philippe Lacoue-Labarthe (en regard de textes de Martin Heidegger et Hannah Arendt), au concept de « solution finale », aux parallèles douteux entre Auschwitz et les attentats du 11 septembre 2001 et à l’identification frauduleuse d’agresseurs antijuifs en France aux Maghrébins, enfin « à un courant de pensée réactionnaire soucieux d’identifier une politique égalitaire à un négationnisme ».



Mais surtout, ce livre d’étude précise des phrases et des mots est une formidable invitation à penser sur la singularité d’Auschwitz, sur ce que ne dit pas l’extermination de masse, sur la contingence, la détermination objective, la création ou la sacralisation du nom, les mathématiques, le vide de la raison de certaines choses, l’occultation de la question de l’être, la fabrication industrielle des cadavres ou comme le dit l’auteur « la fabrication répétitive, systématique, industrielle de rien », les prédicats identitaires, le négationnisme, le marquage et la persécution, etc.



Et pour redonner la parole à l’auteur, dans un dialogue avec Alain Badiou « Si bien que le Juif de l’étude et le philosophe pouvaient à présent conclure d’une voix, au sujet d’Auschwitz, que »la pitié la plus essentielle à l’égard des victimes (…) réside, toujours, dans la continuation de ce qui les a désignés comme représentants de l’Humanité aux yeux des bourreaux. » Or c’était là, nous semblait-il l’enjeu. »



Un magnifique ouvrage contre le non-esprit du temps.
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