Citations de Jacques Lusseyran (156)
Après tout, quand vous lisez un roman vous ne voyez pas les personnages. Vous ne voyez pas non plus les lieux de l'action. Et pourtant vous les voyez, ou c'est alors que le roman est mauvais.
A quatorze ans, j'étais une tour de Babel en petit.
Elles (les lettres) commencèrent très tôt de défiler avec leur intentions particulières et leurs avertissements, portant chacune son enseigne de couleur :
A rouge aux bras ouverts,
B bleu du ciel toit qui domine et rassure,
E crème couleur muette et l'attente des sons,
F orangé,
G rose des briques,
H toute dignité bleu-noir vêtement solennel,
I vert clair triomphant flèche dressée défi de l'espoir,
J bleu tendre rêverie des souvenirs,
L verte et douce tige montée de la vie et des mains qui prennent,
M et N noirs jumeaux noués et sûrs,
O pâleur cernée de bleu paix sans fin des lieux fermés,
T défense rose et rouge double lame,
U jaune paille appel et fuite.
“Il existe une musique morale. Nos appétits, nos humeurs, nos vices secrets et même nos pensées le mieux retenues se traduisent en sons dans notre voix.”
“Il fallait laisser les arbres venir jusqu’à moi. Il en fallait pas placer entre eux et moi la plus petite intention d’aller vers eux, le plus petit désir de les connaître. Il ne fallait pas être curieux, ni impatient, ni surtout fier de sa prouesse. Si je me faisais très attentif, je n’opposais plus aux paysage ma poussée personnelle, alors les arbres ou les rochers venaient se oser sur moi et y imprimer leur forme comme les doigts impriment leur forme dans la cire.”
“Les voyants doivent comprendre que leur manière de connaître l’Univers n’est pas la seule.”
C’est toujours au dedans de nous que la connaissance a lieu, c’est à dire dans cet endroit où nous sommes reliés à toute chose créée.
Le public n’écoute pas ceux qui ne s’interrompent jamais, il ne les entend plus. Pour bien parler, il faut donc apprendre à se taire, et c’est une rude école.
Il ne faut pas perdre la vie. C’est une source très forte mais très cachée : quelques détours, et nous voilà tous égarés loin d’elle pour longtemps.
La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté dont, par un concert général de silence, personne ne parle aujourd’hui, ni dans les États démocratiques ni dans les autres : c’est la liberté intérieure.
Quelque chose à attendre. Quelque chose qui ne vient pas. Ou mieux, quelque chose qui vient de nous.
L'entrée dans la salle était le premier épisode d'une histoire d'amour. L'accord des instruments : c'étaient nos fiançailles. Après je me jetais dans la musique comme on se roule dans le bonheur.
Ils ont tort devant la vie parce que ce sont eux qui font de cette dépendance un malheur. Hé quoi! Pourraient-ils désigner, ces aveugles tristes, un seul homme au monde- eût-il ses yeux - qui ne dépendit pas d'un autre ? Qui ne fût pas dans l'attente de quelqu'un ? En soumission par rapport à un être meilleur, plus fort, ou seulement absent ? Qui ne fût pas plus grand ou plus petit, c'est-à-dire, dans l'un et l'autre cas, étroitement lié à tous les autres ? Vraiment, de quelque matière que soit fait le lien - qu'il soit de haine ou d'amour, d'envie, de pouvoir, de faiblesse ou de cécité -, ce lien, c'est notre condition. Aussi le plus simple est-il de l'aimer. J'ai toujours aimé qu'un autre fût près de moi. Cela va sans dire : je m'en suis irrité quelquefois aussi (il est des intimités que je supporte bien mal). Mais, au total, je suis redevable à la cécité de m'avoir forcé au corps à corps avec mes semblables, et d'avoir fait de lui bien plus souvent échange de force et de joie qu'un chagrin. Les chagrins que j'ai eus, presque toujours je les ai eus dans la solitude.
Je cherchais dans le sens où, avant l'accident, j'avais l'habitude de voir. Et cela faisait une peine, un manque, quelque chose comme un vide. Cela me donnait ce que les grandes personnes appellent le désespoir, je suppose.
Enfin un jour (et ce jour vint très vite), je m'aperçus que je regardais mal, tout simplement. Je faisais à peu près l'erreur qu'une personne qui changerait de lunettes ferait si elle ne s'habituait pas à accommoder d'une façon nouvelle. Au fond, je regardais trop loin, et je regardais trop vers l'extérieur.
Illusion ! Un aveugle peut entendre, toucher, respirer, deviner un paysage : il ne saurait le voir. (p162)
Être libre, je le voyais, c'était, acceptant les faits, de renverser l'ordre de leurs conséquences.
Le cycle des réincarnations successives, en particulier, donnait à ma conscience un repos complet. [...] Nous voilà d’autre part partiellement maîtres de notre aventure personnelle, coupables non plus, comme tant de religions nous l’enseignent, d’exister, de naître et de mourir, mais coupables seulement d’exister dans l’abandon à la matière, dans l’oubli de nous-mêmes. Enfin l’éternité ne se projette plus ainsi, inexplicablement dans l’avenir, mais baigne notre vie, notre vie dérisoire et essentielle à la fois, de toutes parts.
Et, si elle vous surprend, c’est que vous oubliez combien il est difficile à ceux qui possèdent quelque chose - des yeux, la chance ou le bonheur - de le savoir, et de s’en servir.
Ils ne s’intéressaient vraiment qu’aux choses dont ils avaient besoin tout de suite, dont ils se servaient. Je n’avais pas encore envie de me servir des choses : j’avais envie de les regarder.
Je voulais jouer ma vie, non pas la regarder venir ; je voulais prendre.