Si la jeune femme avait fait la preuve....la démonstration même au sens critique du terme... de son incapacité à intégrer des codes sociaux ; la danse, ce dialogue du corps avec l'espace, lui donnait accès à une autre dimension. Cet art de l'éphémère autorisait à s'extraire du cadre de la chorégraphie pour inventer une spatialité différentes, une "kinesphere", suivant son instinct, à tout moment, une inspiration, une noble pulsion pour une fois... Abreaction. Dans la douleur aussi, la mise en scène de soi et la sublimation que tout cela représentait. Un être qui danse, c'est un corps vacillant qui s'apprête sans cesse à chuter,qui défie la pesanteur, palpe le sol à l'occasion, s'enroule, se redresse, mais finalement ne tombe jamais, et rebondit plutôt, puis fait de ses élans incertains, de ses déséquilibres volontaires, des bonds héroïques et de belles arabesques. Des réussites au lieu d'échec.
Blindé, cynique.
Banaliser était devenu naturel pour lui. Il y jouait depuis tout petit, sur le tapis du salon : sauver le monde, sauver des vies, cowboy du secours aux personnes,preux chevalier de la victime en détresse... Huit mois de formation via Pôle Emploi, avec l'objectif de prendre son pied, d'être valorisé, enfin utile, moulé dans son costume, pectoraux vengeurs. Mais la réalité était moins glorieuse...."T'a pas cinq mètres, c'est que dalle ! " Et puis les suicidaires, ça lui posait un problème. Il y avait assez à faire avec ceux qui demandaient de l'aide, pour perdre son temps avec ceux qui réclamaient la mort, n'en finissaient plus de la provoquer,de s'y frotter, d'aiguiser son appétit... Ceux là, en plus, ne disaient pas"Merci". Pas une once d'admiration dans leurs yeux. Par définition, ceux là faisaient la gueule, n'offraient aucune gratitude, et parfois même, figurez-vous qu'ils voulaient vraiment mourir...
Pas juste faire chier.
Souffrir, avoir mal, n'être plus qu'une blessure... La douleur, de nos jours,se cote et s'evalue,se résume à un chiffre. On la voudrait objective,concordante, éloignée de la sensation et de sa traduction mentale. Sans parler du tabou du plaisir... La négation de cette parole du corps génère des mutismes dans les esprits. On rend inacceptable la plainte et l'alarme déclenchée par cet"impalpable" qui habite nos chairs. On est sourd aux cris répétés, on muselle, on se détourne. Au mieux,on soigne le symptôme physique. Parfois même, on accuse. Pour l'âme affligée, réfugiée au fond d'elle même, la douleur - routine, rengaine, vieille compagne- n'est plus qu'un"trou dans une dent creuse"...
....dont on ne chercherait même plus la racine.
Les spéculations qui entouraient certaines candidatures à la présidence, masquaient des intérêts privés qui crevaient l'écran, mais semblaient pourtant invisibles pour l'opinion, otage du marketing et de la force incantatrice des instituts de sondage. Ces nouveaux oracles démocratiques guideraient bientôt aveuglement le vote de ceux qui sont toujours "pour celui qui gagne".
Si un contemplatif se jette à l'eau, il n'essaiera pas de nager, il essaiera d'abord de comprendre l'eau. Et il se noiera.
Car ce qui fait la prison, ce ne sont pas les murailles, mais bien le verrou. Et le captif ne continue de rêver à la liberté que s'il a connaissance d'une issue...
Prédator était de retour. C'est tout ce qui comptait. Son persécuteur, son Adrastée implacable, sa Némésis immortelle et vengeresse. Il ne pourrait jamais lui échapper. Il était pris au piège. Et qu'avait-il de prévu ? Rien. Il avait contemplé son image. Tout ce temps il s'était occupé de son nombril. Puis il avait regardé ailleurs, s'était cherché d'autres ennemis. Comment avait-il pu douter de Sandrine ou d'Amine ?...
Vite, reprendre contenance ! Murer les ouvertures, éviter la débâcle. Rejoindre la sûreté de son lit. Les certitudes braillardes de sa prison de décibels. Il grelottait, l'épine dorsale soudain parcourue d'un courant glacial, la vision grisée par la peur. Un pressentiment, un hiatus, une révélation naissait en son for intérieur.
Mercredi 6 avril 2016 - 7h29
Veillée avec les 《indignés de la République》.
Le mouvement 《Nuit Debout》, bien qu'hétéroclite, s'était étendu à de nombreuses villes de France.
Léonard, lui, s'était bien amusé pendant ces heures passées sur la place de la mairie, au milieu de manifestants disparates et grelottants. Quelques dizaines de militants d'un jour où de toujours, des syndicalistes grisonnants, des sans sommeil opportunistes, de l'étudiant 《génération Y》nouvellement encarté, au punk à chien de passage : un conglomérat à l'insomnie volontaire et aux convictions mal dégrossies. Ils servaient un objectif qu'ils espéraient commun, mais que personne n'était vraiment capable de définir, malgré la ronde du micro, la buvette à sourires et un sens aigu du respect mutuel. La cause était pourtant celle de toujours, et bien la seule qui vaille : le rêve d'un 《 Autre Monde》, de lendemains qui chantent, et de l'herbe qui pourrait sans doute être plus verte aussi... Si on le voulait bien.
Mais d'abord, être contre. A priori.
Maman n'allait plus le faire chier maintenant, défoncée au Zopiclone. Double dose. Il essayait d'en avoir toujours de côté... Pour quelques heures, il serait peinard. Il faudrait simplement ne pas rater l'auxiliaire de vie dans la matinée, et avant cela, le passage de l'infirmière à domicile vers 8h, avec sa précieuse barquette de pilules : la garantie de sa tranquillité... L'accident vasculaire cérébral de la daronne avait en effet scellé sa prise d'autonomie trois ans plus tôt : paraplégie, paralysie faciale, aphasie partielle, escarre au sacrum... Le prix de la bibine, du cholestérol et du paquet de clopes journaliers depuis trente ans. Elle l'avait bien cherché !
Régis se tourna à nouveau. Face à lui, la fenêtre bavait, la nature suintait, rendait par avance l'hiver en approche.
_ Excuse-moi. Je vais bien...
_ Mais pourquoi tu dis ça ?!...
Face à son mutisme, elle ajouta, les larmes aux yeux :
_ Bien sûr que non, tu vas pas bien ! À quel moment j'ai perdu ta confiance Régis ? Pourquoi tu ne me dis plus rien ? Pourquoi tu me fais subir ça ?
Il la repoussa sans brusquerie, fixant l'infirmière un instant de ses yeux brasillants, où la plus vive des fièvres couvait encore. Puis, avec toute la sincérité du monde, comme une évidence, comme un aveu aussi, il conclut :
_ Mais parce que je suis fou Sandrine.