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Citations de James Shapiro (24)


Les beuveries et la promiscuité à la maison Theobald étaient sans doute prodigieuses. Le portrait du roi de Danemark donné par Harington était loin d'une simple parodie d'ivrogne lubrique. Christian était connu pour avoir tenu un journal dans lequel il marquait d'une croix les jours où il était tellement ivre qu'on devait le porter au lit (et ajoutait des croix supplémentaires s'il avait perdu connaissance).
Il pouvait assumer "30 ou 40 gobelets de vin" dans une soirée, et était sans doute enchanté quand, en honneur de sa visite à Londres, les autorités civiques ont donné l'ordre que "dans les conduits de Cornhill... coule le vin de claret". L'un de ses principaux ministres a noté comment, après une séance de beuverie, Christian se renseignait auprès de lui sur la disponibilité des jeunes filles dans la taverne locale. Le roi danois a engendré au moins vingt enfants avec ses deux femmes et diverses maîtresses. Il est peu probable que Jacques se soit hasardé à rivaliser avec son beau-frère alcoolique, même pas en l'accueillant les derniers jours de sa visite sur le bord de deux navires anglais reliés par une passerelle (où deux nobles anglais étaient tellement ivres qu'ils sont tombés dans la Tamise, et que l'un d'eux est remonté nu à partir de la taille). Les scènes de la beuverie sauvage à bord d'un bateau dans "Antoine et Cléopâtre", où Lepidus doit être emporté ivre mort, ne viennent pas de Plutarque, et pourraient bien devoir beaucoup aux rumeurs sur cette grande débauche pendant la visite de Christian.
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L'un des bouts de terrain que Shakespeare loue en juillet dernier contourne Clopton House, domaine appartenant à lady et lord Carew. Carew, qui aida à écraser la révolte irlandaise, fut ensuite attaché au conseil de la reine Anne. Lui et sa femme vivent maintenant près de la cour, au Savoy à Londres. Sachant que les Carew resteront probablement loin du domaine pour un certain temps, Ambrose Rockwood visite Clopton House le samedi avant la St. Michel 1605, accompagné de deux amis, John Grant et Robert Winter de Huddington, une bourgade voisine. Les trois approchent l'intendant de Carew, Robert Wilson, et Rockwood l'informe froidement qu'il désire louer la maison pour les quatre prochaines années. Wilson répond que d'aucune façon il ne se permettrait de faire cela sans avoir reçu au préalable le consentement de son maître. Rockwood insiste, disant qu'il est "un gentleman connu de lord Carew, et pourrait facilement obtenir son accord". Peu après, selon le témoignage de Wilson, "sans trop de bruit", et pendant que Wilson est absent de la propriété, Rockwood apporte effrontément "ses affaires", rassurant la femme de Wilson qui se trouvait sur place que "tout était parfaitement convenu avec son mari". Une fois aménagé, Rockwood invita beaucoup de monde à Clopton, y compris Winter et Grant, le beau-frère de Grant Mr. Bosse, Edward Bushell et Robert Catesby avec son serviteur Thomas Bates. Wilson évoqua en particulier "un grand dîner et beaucoup d'inconnus" (1) à Clopton "le dimanche après la St. Michel", et d'autres "inconnus" venus en "berline" le 4 novembre (venir en berline était très inhabituel, car ces véhicules n'étaient en usage que depuis très récemment, et majoritairement à Londres). Que Wilson ait opté pour le mot "inconnus" est tout aussi inhabituel; ce terme, comme "étrangers" (2) était habituellement réservé à ceux qu'on désigne aujourd'hui comme des gens d'un autre pays (3). Ses propos suggèrent que les autochtones observaient de près at avec suspicion tous ceux qui n'avaient rien à faire dans les parages. Dans ce cas précis, Wilson avait une bonne raison, car Clopton House est devenu l'épicentre même de la conspiration des Poudres.

(1) strangers, (2) aliens, (3) foreigners en VO
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Cette ancienne tendance d'exagérer le pouvoir des forces diaboliques avait été renforcée par la tradition théâtrale qui affirme que "Macbeth", le seul parmi les travaux de Shakespeare, est accompagné d'une malédiction : un désastre frappera tout un chacun qui prononcerait négligemment "Macbeth" dans un théâtre ; les acteurs qui oublient de l'appeler "la pièce écossaise" ou par un autre titre sécurisant doivent dire un charme pour conjurer cette malédiction. Malgré un effort ardu pour retracer cette malédiction en remontant aux premières représentations de la pièce, elle ne date pas plus tardivement que de la fin du 19ème siècle, quand l'humoriste Max Beerbohm révisait les épreuves pour la "Saturday Review" et avait fabriqué une histoire - en l'attribuant faussement à un biographe du 17ème siècle John Aubrey - que Hall Berridge, le jeune homme qui devait jouer le rôle de Lady Macbeth, "est soudainement tombé malade de la pleurésie, si bien que le Maître Shakespeare lui-même a dû jouer à sa place".
Ce que Beerbohm a inventé - et son orthographe d'époque lui a prêté une touche d'authenticité - fût rapidement accepté en tant que fait. Les acteurs ont bientôt ajouté des exemples supplémentaires sur des accidents arrivés à ceux qui jouaient dans "Macbeth" (pas vraiment surprenant dans une pièce où les combats à l'épée et les glissants couteaux tachés de sang font force apparitions), et à notre âge d'internet il est maintenant impossible de se défaire ce vieux mythe victorien.
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De plus en plus de chercheurs s'intéressent à ces découvertes, et élaborent une approche plus sophistiquée. Certes, ça prendra un certain temps, mais les éditeurs et biographes de Shakespeare devraient bientôt pouvoir offrir une vision plus véridique de cette période tardive et collaborative de sa carrière.
Même les chercheurs impartiaux se sentent quelque peu mal à l'aise en réalisant à quel point ces découvertes sur le travail d'équipe transforment toute notre compréhension sur la façon de travailler de Shakespeare, on peut donc seulement imaginer ce que doivent ressentir ceux qui lui nient la paternité de ses oeuvres.
A ce jour, ils ne s'expriment pas vraiment sur le sujet, et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi.
Il est tout bonnement impossible d'imaginer un de ces aristocrates ou courtisans travailler plus ou moins à égalité avec une bande de dramaturges de second ordre, en particulier avec Wilkins, qui tenait un pub et très probablement aussi un bordel. Notamment pour les partisans de lord Oxford, ces études attributives sont un cauchemar.
Leur stratégie consistait longtemps dans l'affirmation qu'après la mort d'Oxford en 1604, "ses" pièces non-finies étaient retouchées et complétées par d'autres dramaturges. Les stratfordiens orthodoxes considèrent cette possibilité tout au plus comme un amusant scénario de foire. On est censé imaginer Middleton, Wilkins ou Fletcher venir fouiller dans la propriété de feu Oxford à la recherche des "pièces à trous" afin de les compléter : avec beaucoup de dextérité, Fletcher va s'en approprier trois, les autres se contenteront d'une chacun.
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Depuis leur formation en 1594, il est probable que The Chamberlain's Men ont déjà collaboré à une bonne centaine de pièces, dont presque un cinquième était de Shakespeare. Quand Shakespeare s'asseyait pour écrire une pièce, c'était toujours en pensant au potentiel de sa troupe. "Hamlet" ne serait pas le même si Shakespeare n'avait pas écrit le rôle principal pour Richard Burbage. Les rôles comiques étaient écrits en vue des pitreries improvisées de Will Kemp. Augustine Philips et George Bryan se produisaient déjà en tant que professionnels depuis plus d'une décennie, Thomas Pope, qui excellait dans les rôles comiques, encore davantage. Henry Condell, Will Sly, John Duke, John Holland et Christopher Beeston étaient tous des vétérans du théâtre, et ont beaucoup contribué à la renommée de toute l'équipe. Le degré de confiance et de compréhension mutuelle (encore plus important pour une compagnie sans un véritable directeur) était extraordinaire. Pour un dramaturge - sans parler de son activité d'acteur que Shakespeare était également - la séparation d'un tel groupe serait une incalculable perte.

(trad. de l.)
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La musique originale de "It Was a Lover and his Lass" a survécu, arrangée pour la voix, le luth et la viole de gambe, et publiée dans le livre de Thomas Morley "The First Book of Ayres", peu après sa première apparition sur scène. * Morley était l'un des plus illustres musiciens et compositeurs de l'époque, et pendant un moment il était aussi voisin de Shakespeare à Bishopsgate Ward. La meilleure explication de pourquoi cette même chanson apparait dans les deux publications respectives de Morley et de Shakespeare reste que Shakespeare a songé à prendre Morley comme collaborateur. Les paroles dans une pièce musicale ne comptent pas vraiment, si elles ne sont pas accompagnées des mélodies de premier choix. Il semblerait que les deux artistes ont travaillé ensemble sur la chanson, Shakespeare fournissant les paroles et Morley la musique, en gardant cependant la liberté de publier indépendamment le fruit de leur entreprise commune.
Si c'est le cas, l'audience du Globe a pu profiter de l'association inspirée d'un des plus grands paroliers d'Angleterre et d'un de ses meilleurs compositeurs. Si quelques vers perdus de Shakespeare restent encore à découvrir, il est probable que ce sera dans des oeuvres anonymes, contenues dans des recueils similaires au "Book of Ayres" de Morley.

* Dans "Comme il vous plaira"
(Trad. de l.)
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Il y a une autre anecdote sur Hall et Shakespeare, moins connue qu'elle ne devrait l'être. [...] Le 22 juin 1616, deux mois après la mort de son beau-père, John Hall s'est rendu à l'office de l'archevêque de Canterbury près de St. Paul à Londres, afin de faire homologuer le testament de Shakespeare. Parmi les documents fournis se trouvait "l'inventaire des effets du testateur", c'est à dire, une liste des possessions privées de Shakespeare. Ce que Shakespeare aurait pu posséder (et léguer à ses héritiers) en matière de livres de valeur, manuscrits et lettres serait plutôt noté dans cet inventaire que dans son testament. (Ce qui explique, comme a observé J. Bates, pourquoi les testaments d'éminents élisabéthains - comme celui du grand théologien Richard Hooker, ou celui du poète Samuel Daniel - ne contiennent, tout comme celui de Shakespeare, aucune mention de livres.)
Si l'inventaire que John Hall apporta à Londres avait survécu - ou si, par miracle, il finissait par refaire surface - cela pourrait faire taire ceux qui, sans aucune connaissance des procédés testamentaires élisabéthains, continuent à affirmer que Shakespeare de Stratford ne possédait aucun livre et qu'il était probablement illettré.
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Au moment où elle commença à se questionner sur la paternité des oeuvres de Shakespeare, Delia Bacon était déjà familière des travaux de Francis Bacon, elle lisait et prenait des notes sur leurs copies, et elle s'est liée d'amitié avec l'un des principaux avocats américains de Bacon, le professeur Benjamin Silliman de Yale. Son intérêt était aussi piqué par les conversations avec son vieil ami de New York, Samuel Morse.
Morse, qui était en train d'expérimenter de nouveaux codes pour crypter les messages télégraphiques, lui avait parlé d'un chiffre secret créé par Francis Bacon, quelque chose dont elle ne savait rien et qui a par la suite contribué à développer sa théorie sur la paternité de Bacon, publiant secrètement sous l'identité de Shakespeare.
Les pièces de puzzle commençaient à s'emboîter. Résolvant deux mystères littéraires de longue date d'un seul coup, elle était maintenant en mesure d'expliquer pourquoi la quatrième partie de magnum opus de Bacon, "Instauratio Magna", était incomplète, et les parties manquantes de sa "Nouvelle Philosophie" jamais publiées ou considérées comme perdues. Sa lecture minutieuse des pièces de Shakespeare a révélé que les parties absentes de l'oeuvre de Bacon ont en réalité survécu... sous forme du plus grand oeuvre dramatique de l'ère élisabéthaine.
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Si nous modifions notre façon de comprendre la plus grande pièce de Shakespeare, nous modifions aussi notre conception de Shakespeare. Le mythe romantique du génie littéraire, créant sans effort des chefs-d'oeuvre insondables, ne tient plus devant un Shakespeare dont la grandeur naît du travail autant que du talent. On préfère présenter ici un portrait plus humble de Shakespeare, écrivain qui se connaissait, connaissait son public et savait ce qui marchait. Quand il vit qu'il lui fallait bouleverser le premier état de sa pièce, il le fit sans hésiter. Il n'avait pas écrit Hamlet pour son plaisir. Si tel avait été le cas, il se serait contenté du héros complexe de sa première version. Seul un écrivain extraordinaire, de premier ordre, a pu créer ce premier jet ; et seul un écrivain plus grand encore a été capable de sacrifier des parties de ce premier jet pour mieux montrer "le visage même de l'époque". Shakespeare n'écrivait pas "depuis une autre planète", selon les mots de Coleridge : il écrivait pour le Globe ...
p. 357
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Richard Hakluyt est surtout connu comme auteur des trois volumes de "Navigations principales, voyages, échanges et découvertes de la nation anglaise", épopée d'un million et demi de mots sur les voyages anglais d'exploration, parue en folios successifs en 1598, 1599 et 1600. (...)

Sa préface au tome de 1599 nous paraît inoffensive, mais à l'époque c'était une innovation : Hakluyt décrit les marchands de Londres comme les véritables "aventuriers" d'Angleterre, et critique la noblesse, qui "gaspille son temps et son patrimoine." Il espère que les chevaliers aventureux d'Angleterre "feront bien mieux", quand ils "seront moins employés qu'aujourd'hui" aux guerres d'Irlande et des Pays-Bas. C'est un renversement de rôles fondamental : l'aventure véritable consiste maintenant à faire la gloire de la nation par le commerce et l'empire, et non plus par une culture de l'honneur. Ecrivant juste après le malheureux retour d'Essex, Hakluyt voyait bien dans quelle direction les vents de l'époque soufflaient. Dans son premier volume de 1598, il vantait les exploits d'Essex lors de la campagne de Cadix en 1596, et le livre culminait en un récit enlevé de cette entreprise, ajoutant même une liste des chevaliers adoubés sur place. Quand une seconde édition du livre fut publiée en 1599, Hakluyt supprima le chapitre de Cadix et effaça de la page de titre toute allusion aux actions héroïques (et peu profitables) d'Essex.
pp. 306-307
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Shakespeare est donc né dans une Angleterre suspendue entre deux mondes. Certes, les Elisabéthains n'eurent pas à subir les sanglantes guerres religieuses qui déchirèrent une bonne partie du continent, mais les Réformes anglaises provoquèrent, entre autres choses, le dépouillement des autels, [la suppression] des peintures, cérémonies, ornements, rituels sacramentels, fêtes très aimées. En théorie du moins, cela avait un sens, puisque les réformateurs cherchaient à purifier une Eglise qu'ils jugeaient encombrée d'idolâtrie ; mais en pratique cela créait une déchirure dans le tissu de la vie quotidienne. Les rythmes saisonniers traditionnels étaient rompus, l'équilibre séculaire entre jours ouvrés et jours chômés, détruit. Les efforts des réformateurs pour se débarrasser des rituels distrayants du culte catholique créèrent une espèce de privation sensorielle, car le zèle réformateur avait négligé l'amour du peuple pour les spectacles et les sons des anciennes célébrations communautaires. Il apparut bientôt aux autorités Tudor que la Réforme avait créé un vide dangereux. Le Livre des Homélies, ouvrage officiel d'orientation protestante, mentionne cela dans l'homélie "Sur l'endroit et le moment de la prière" : on y lit un dialogue imaginaire entre deux dévotes perturbées par les récents changements. "Hélas, ma chère, dit l'une à l'autre, que ferons-nous maintenant à l'église, puisque tous les saints sont enlevés, puisqu'on n'y voit plus les beaux spectacles d'antan, puisque nous ne pouvons plus entendre comme avant les flûtes, les chants, les psalmodies et le son des orgues ? "

Dans un tel contexte, de nouvelles formes culturelles (surtout celles qui offraient de "beaux spectacles") prospérèrent, surtout le théâtre public. Rétrospectivement, il paraît assez naturel que la scène satisfasse un besoin rempli auparavant par le rituel catholique, puisque le théâtre anglais émergea des pièces liturgiques des XII° et XIII°s, et pendant les trois siècles suivants occupés par des Mystères, des Miracles et des Moralités, il continua d'être imprégné profondément de rituel et de thèmes religieux. Dans la mesure où la scène élisabéthaine canalisa nombre d'énergies qui relevaient jusque-là de l'Eglise, on comprend pourquoi les réformateurs, après s'être servis du théâtre pour diffuser leurs idées, finirent par se retourner contre lui.
p. 171-172. .
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On oublie facilement que ce qui distingue la Conspiration des Poudres des autres complots terroristes (surtout ceux qui furent assez meurtriers pour figurer dans les annales), c'est qu'il ne se passa rien. Comme l'un de ces grands drames jacobéens, sa puissance et ses lendemains ne reposaient pas sur une violence réelle, mais donnaient à imaginer au peuple une tragédie inoubliable, qui semble aussi réaliste que Lear ou Macbeth. Le moment de la catharsis était reporté à l'arrestation, à la torture et à l'exécution spectaculaire des responsables.

Les dramaturges anglais, à qui il était interdit d'évoquer les événements de l'actualité, sauf indirectement, durent considérer cela avec une admiration mêlée d'envie. Les plus intelligents d'entre eux durent aussi sentir que, même si rien n'avait été détruit physiquement, quelque chose avait été radicalement changé dans leur monde. Ce complot prouvait que les esprits bouillonnaient - pressions, ressentiments, utopies - ce qu'un gouvernement doté d'un réseau d'espions n'avait pas su voir. C'était moins un échec de la surveillance des esprits, qu'une incapacité à imaginer, à concevoir ce qui, trente mois seulement après l'avènement de Jacques I°, était devenu insupportable pour certains de ses sujets. Malgré les explications rituelles par l'oeuvre du diable, c'était aussi l'incapacité de concevoir qu'une personne, possédée ou non, puisse être assez mauvaise pour commettre pareille aveugle atrocité. Il incomberait aux écrivains anglais des années suivantes d'explorer plus profondément et de rechercher ce qui était à l'oeuvre dans cet événement.

pp. 119-120
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Si l'on met de côté les questions morales, le vrai problème posé par l'assassinat politique pour les Elisabéthains (et la pièce de Shakespeare [Jules César] le dit en toute clarté), est qu'il lâche la bride à des forces imprévisibles et incontrôlables. L'assassinat était associé au chaos, aux effusions de sang et à la guerre civile probable, car il conduisait invariablement à cela. Malgré la noblesse des raisons de Brutus, la justification morale et politique de ses actes, les spectateurs du temps de Shakespeare ne pouvaient s'empêcher de juger qu'il n'avait pas pensé à tout. Les critiques reprochent à "Jules César" d'être une pièce à l'échine brisée, ils sont déçus par les deux actes finaux, ils estiment que l'assassinat intervient trop tôt [acte III] dans la pièce : ils ne comprennent pas que les deux parties de l'oeuvre, celle qui mène à l'assassinat, et la sanglante guerre civile qui le suit, vont de pair. Si Shakespeare présente des arguments puissants en faveur du tyrannicide dans les deux premiers actes de la pièce, il montre dans les deux derniers les sauvages massacres et l'effondrement de l'état qui s'ensuivent : il avait fourni de nombreux exemples dans ses chroniques de l'histoire médiévale anglaise. Les événements contemporains de France*, représentés sur scène par les Admiral's Men l'été et l'hiver précédents au théâtre de la Rose en un drame en quatre actes sur les guerres civiles françaises, ne faisaient que confirmer cela.
p. 163
* assassinat d'Henri III en 1589, en pleine guerre contre les catholiques, et poursuite du conflit par Henri IV jusqu'en 1598.
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Spenser vécut vingt ans en Irlande, où il était arrivé en 1580 âgé d'une vingtaine d'années, nommé secrétaire privé du nouveau gouverneur,Lord Grey, protestant inflexible. Peu après l'arrivée de Spenser, Lord Grey avait ordonné le massacre de six cents soldats espagnols et italiens dans une garnison de la côte sud-ouest de l'Irlande, à Smerwick dans le comté de Kerry, après que ces troupes catholiques se furent déjà rendues. Spenser, présent au massacre avec Ralegh, défendit vigoureusement l'action de Grey. Il prospéra en Irlande, partageant son temps entre sa poésie et ses diverses charges administratives. Il se consacra aux écrits d'histoire irlandaise et trouva le temps de composer un "Aperçu de l'état présent de l'Irlande". Bien qu'il fût écrit sous la forme d'un dialogue, les deux opinions défendues ne sont pas si différentes l'une de l'autre. Le texte irlandais de Spenser s'attaquait aux causes et aux solutions des difficultés anglaises en Irlande. Malgré la complexité de la crise actuelle, la solution de Spenser était simple et glaçante : on ne soumettrait les Irlandais que par la famine. Le Conseil Privé connaissait sûrement l'existence de ce texte, que Spenser avait probablement achevé lors de son dernier séjour en Angleterre au début de 1596, quand il était revenu superviser la publication de "La Reine des Fées". Il souhaitait sûrement voir son texte circuler en manuscrit parmi les gouvernants, ce qui se confirme par l'existence de plus de vingt copies manuscrites.
p. 69
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[Jacques VI d'Ecosse, devenu Jacques I° d'Angleterre, milite pour une union des deux pays : Le Roi Lear de Shakespeare évoque les controverses liées à cette question.]
On sait que la pièce commence avec la fatale décision de Lear de diviser ses royaumes. Malgré tout, les implications n'en sont pas claires. C'est peut-être la raison pour laquelle aucun autre auteur abordant le problème de l'union ne prit le règne de Lear pour exemple, même après la représentation de la pièce de Shakespeare. Lear aurait-il été plus sage de léguer l'intégralité de son royaume à Goneril, la méchante aînée, plutôt que de répartir l'héritage entre ses trois filles ? L'erreur de Lear fut-elle de répartir la portion de Cordelia entre ses deux soeurs, et donc, de diviser le pays en deux et non en trois ? Ou encore, son échec à agir selon les principes absolutistes (selon lesquels l'autorité, et pas seulement le nom, de Roi, lui appartiennent en propre tant qu'il est en vie), ne fut-il pas sa plus grande erreur politique ? Et même si Lear retrouve le trône à la fin, l'absence d'héritier mâle ne reporte-t-elle pas à plus tard l'inévitable guerre civile ? Enfin, à la réflexion, de quelles leçons politiques ce récit légendaire anglais est-il porteur pour le présent ? Les contemporains étaient de plus en plus persuadés que cette histoire venait de récits tendancieux des origines, fabriqués par Geoffrey de Monmouth, dont l'oeuvre semblait plus mythologique que factuelle.

Shakespeare semble avoir maintenu la balance égale dans le débat pour ou contre l'union. Ceux qui cherchent une prise de position nette dans "Le Roi Lear" seront déçus (ce qui n'empêche pas les uns d'affirmer que la pièce est pour l'union, les autres de déclarer avec la même assurance qu'elle conteste et détruit la rhétorique unioniste). Pour obscurcir encore la question, avec l'évolution des débats sur l'union, les spectateurs de février 1606 et ceux de novembre comprenaient tout autrement la séparation des royaumes et les problèmes d'allégeance de la pièce. Face à la rhétorique royale qui exprimait la politique en termes familiaux, Shakespeare relève le défi avec un talent remarquable, dévoilant de profondes failles culturelles dans cette controverse, et écrit sa plus sombre tragédie, où chaque décision politique conduit au désastre.

pp. 53-54
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[Documentation et méthode]
Les historiens, romanciers et cinéastes modernes ne nous aident pas, eux qui se sont consacrés avec enthousiasme à la période Tudor, en méprisant celle du roi Jacques Stuart, malgré son importance historique. Que l'on admire Jacques, qui fut de tous les dirigeants anglais le plus intellectuel, ou qu'on le rejette (comme fit Antony Weldon en 1650) parce qu'il fut "l'imbécile le plus sage de toute la Chrétienté", il reste difficile de comprendre les oeuvres du Shakespeare jacobéen sans une connaissance approfondie de ce qu'était la vie pendant son règne. Pour aggraver la chose, les biographes de Shakespeare ont lourdement insisté sur sa vie sous Elisabeth, par intérêt pour ses années de formation. Que l'on ouvre n'importe quelle biographie, on verra qu'il reste peu de pages à lire sur les années suivant la prise de pouvoir de Jacques I° en 1603. Ce que vivait le Shakespeare jacobéen à l'un des sommets de sa carrière d'écrivain, - et qui devrait avoir une immense importance pour ceux qui étudient sa vie -, est vite bâclé, et les biographes qui s'arrêtent à l'année 1606 se dispersent stérilement à enquêter sur des rumeurs apparues des décennies plus tard, à propos d'une relation du dramaturge avec la jolie femme d'un aubergiste d'Oxford.

Après un quart de siècle de recherches et de publications sur la vie de Shakespeare, je suis douloureusement conscient que ce que j'aimerais savoir de lui, ses opinions politiques, ses croyances religieuses, ses amours, quel père, mari et ami il était, ce qu'il faisait du temps où il n'écrivait ni ne jouait, est définitivement perdu. La possibilité d'une telle biographie a disparu à la fin du XVII°s, quand les derniers témoins vivants emportèrent leurs histoires et leurs secrets dans la tombe. Les biographes modernes qui, malgré cela, spéculent sur ces choses, ou qui, en l'absence d'archives lisent ses poèmes et ses pièces comme de pures autobiographies, finissent toujours par en dire plus sur eux-mêmes que sur Shakespeare.

Cependant, même si la vie personnelle de Shakespeare en 1606 est totalement inconnaissable, il est possible de reconstituer ses pensées et ses combats avec le monde extérieur, en regardant ce qu'il écrivit dans le cadre de son dialogue avec son époque, quand il composa ces trois pièces [Le roi Lear, Macbeth, Antoine et Cléopâtre]. Ses réactions à la lecture d'une vieille pièce de théâtre, "King Leir", ou du traité de Samuel Harsnett sur les possessions démoniaques, ou encore de son livre favori, la "Vie d'Antoine" de Plutarque, peuvent être retrouvées. Bien qu'il préférât demeurer dans l'ombre, on peut l'apercevoir dans l'éclat des événements contemporains. On peut le surprendre cette année-là dans son rôle d'Homme du Roi apparaissant avec ses collègues acteurs devant le roi à Greenwich, Hampton Court et Whitehall, et dans les processions royales; en vertu de son statut officiel de Valet de Chambre - occasions pour lui d'observer la cour de l'intérieur.

A cette fin, les pages qui suivent présentent une tranche de la vie d'un écrivain, et, je l'espère, ressusciteront son monde et ses oeuvres. La richesse même de ce moment culturel entrave et permet cet effort : malgré les inconnues, dessiner une silhouette de Shakespeare exige beaucoup de travail et d'imagination, car il nous faut remonter le cours de quatre siècles et nous immerger dans les espérances et les peurs de cette époque ; mais les récompenses sont à la hauteur, car cette richesse, à son tour, nous aide à relire d'un oeil neuf les tragédies qu'il créa pendant cette année tumultueuse.

pp. 14-16, fin du prologue.
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Ceux qui cherchent à déceler les idées politiques de Shakespeare dans "Henry V" seront toujours déçus. La pièce n'est pas un tract politique. Shakespeare ne veut se complaire ni dans le patriotisme réfléchi, ni dans la critique des guerres nationalistes, bien que la pièce contienne des éléments des deux. "Henry V" est une réussite frustrante, car elle refuse obstinément d'adopter une voix ou un point de vue uniques sur l'aventurisme militaire, - passé ou présent. Shakespeare savait bien qu'au fond, au moment où leurs frères, maris et fils étaient embarqués de force pour combattre en Irlande, les Elisabéthains avaient désespérément besoin d'une pièce qui leur rappelle leur passé martial et héroïque. Qu'y avait-il de mieux que les célèbres victoires d'Henry V ? Le siège d'Harfleur serait la compensation triomphale de la défaite humiliante de Blackwater assiégée [en Irlande]. Mais Shakespeare savait aussi que ce même public - déjà las des levées en masse et des incessantes exigences d'armements et de troupes, et angoissé par les récits effrayants des colons et des soldats revenus d'Irlande - avait des impressions mitigées à la veille du départ de l'expédition d'Essex. "Henry V" prend donc place parmi les nombreuses histoires qui circulaient dans Londres en ces temps d'anxiété - des ragots de cour ou de taverne aux sermons officiels et aux déclarations royales justifiant la campagne militaire à venir - et en un sens, elle les englobe toutes. Ce n'était ni une pièce pour la guerre, ni une pièce contre la guerre, mais une pièce d'entrée en guerre.
p. 104
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[Samuel Harsnett, "Discours des immenses impostures papistes", 1603, à propos de faux exorcismes et possessions démoniaques]

Une des qualités majeures que Shakespeare trouvait à Harsnett, était son emploi du langage théâtral pour décrire ceux qui feignaient la possession démoniaque. Son livre regorge d'allusions aux jeux de scène, aux acteurs, aux contrefaçons, aux feintes, tragédiens, comédiens, rôles bien joués, etc. Quand il cherche des analogies commodes, Harsnett évoque les comédiens itinérants, le personnage du Vice dans les anciennes moralités, ou le spectacle des combats d'ours à Paris Gardens. Il va jusqu'à comparer la mise en scène des faux exorcistes à divers genres dramatiques, et conclut que cette "fiction diabolique" n'est ni de la comédie pure, ni de la tragédie, mais un mélange tragicomique des deux. Shakespeare n'aurait pu qu'approuver, d'autant que la description des souffrances des possédés (réels ou imaginaires) ne peut que susciter la sympathie. Le langage théâtral de Harsnett n'était pas dû au hasard. En tant que chapelain de Richard Bancroft, évêque de Londres, une de ses charges consistait à lire et à autoriser le texte, pour l'impression, des pièces que l'on jouait sur scène, comme celle que représentait, justement, la compagnie de Shakespeare, "Every Man out of His Humour", de Ben Jonson. Harsnett comprenait le pouvoir extraordinaire du théâtre, et était gêné par le fait que de faux exorcismes s'appropriaient ce pouvoir. Ce serait une erreur de voir en lui une caricature de Puritain ennemi du théâtre, ou de croire que sa colère tombait sur les acteurs londoniens et sur leurs fictions.

p. 90.
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[L'année 1606 : Conspiration des Poudres, projets d'union de l'Angleterre et de l'Ecosse, etc...]
Bien d'autres choses arrivèrent pendant ces mois tumultueux. On a presque oublié l'enquête de la Chambre Etoilée sur de faux cas de possession démoniaque. Un souverain étranger fit une visite d'état en Angleterre, pour la première fois de toute son histoire connue. Et cette année-là, les Londoniens étaient de plus en plus mécontents de leur nouveau roi écossais, et d'autant plus nostalgiques de la défunte Reine Bess ; ils virent ses ossements exhumés dans l'Abbaye de Westminster et mélangés à ceux de sa demi-soeur, la Reine Marie, puis l'érection d'un nouveau tombeau par-dessus. C'était aussi l'année où l'Union Jack fut dessinée et déployée pour la première fois, et où, - événement important dans l'histoire de l'Empire Britannique-, en décembre 1606, des navires quittèrent les quais du port de Londres pour fonder la première colonie anglaise permanente d'Amérique, Jamestown. Pour couronner le tout, la peste revint à Londres, une des plus graves crises épidémiques depuis 1603, de la fin de juillet jusqu'à l'automne, frappant de près l'entourage et la famille mêmes de Shakespeare.

pp. 12-13
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Après que l'armée d'Elisabeth eut écrasé la Révolte du Nord en 1569, le 17 novembre [anniversaire de son couronnement] prit une dimension spéciale, avec "feux de joie, sonneries de cloches, congés à la Tour de Londres en l'honneur de la Reine, et autres signes de réjouissance", accompagnés des "triomphes célébrés annuellement devant Whitehall". Le jour du couronnement d'Elisabeth fut sans doute le premier jour de commémoration politique de l'Europe moderne, inaugurant la série de jours de célébrations nationales à la base du calendrier anglo-américain. Des journées comme celle de Guy Fawkes ou le Jour de l'Indépendance nous paraissent aujourd'hui parfaitement normales, mais l'idée d'une fête non religieuse, ou d'un jour saint célébrant un personnage vivant, étaient totalement inimaginables en Europe avant cela. (...)

La plupart des Elisabéthains, souffrant d'un manque de jours chômés et de fêtes (surtout en automne), étaient bien heureux d'avoir une bonne excuse pour s'amuser ; mais les extrémistes religieux des deux bords, catholiques comme protestants, virent immédiatement le danger de mêler la religion à la politique, les triomphes et les jours saints. Par exemple, en 1581, le contestataire puritain Robert Wright reprit un ecclésiastique nommé Barwick à propos d'un sermon qu'il avait prêché. Barwick ne devait pas, selon Wright, appeler "fête" le 17 novembre. Barwick protesta en disant qu'il avait appelé ce jour une "solennité", mais Wright s'obstina. Dans une attaque qui préfigure les mots amers de Cassius à propos de Jules César ("Et cet homme / Est maintenant devenu un dieu", I-2-115), Wright affirma que "faire un sermon pour le Jour de la Reine, rendre grâce à Dieu au sujet de Sa Majesté, c'est faire d'elle un dieu". Elisabeth eut vent des remarques de Wright ... et s'en irrita. Il fut inculpé d'outrage et jeté en prison.
pp. 186-187
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