Vous n’avez pas été arrêté, Fräulein Vine. Nous vous avons priée de venir pour vous interroger.
- Pour m’interroger, mais à quel sujet ? Je ne sais rien du tout.
- J’espère que vous n’êtes pas en train de suggérer que nous vous aurions amené ici sans raison. Cela pourrait constituer en soi un délit passible d’emprisonnement.
Clara avait maintes fois remarqué cette propension germanique à se réfugier dans le passé. Les nazis avaient beau se hâter de reconstruire leur pays, une immense nostalgie pour la vieille Allemagne n’était jamais très loin. Elle avait appris que pour inventer leurs contes au début de l’Allemagne moderne, les frères Grimm avaient feint de les tenir de vieilles paysannes rencontrées dans les bois, comme pour créer une tradition orale qui n’avait jamais vraiment existé. Celle d’un pays mythique dont les racines plongeaient dans l’époque médiévale. Pour ce qui était de la sauvagerie, le fait est que les nazis n’avaient aucun mal à renvoyer le pays tout entier au Moyen Âge.
En temps normal, quand les gens étaient témoins d’un délit, ils appelaient la police. Maintenant, ils s’en gardaient bien. Ils évitaient les corps recroquevillés dans le caniveau. Ils dormaient sans être réveillés par les cris perçants, les bruits de moteur et les claquements de portière, qui signifiaient qu’on était en train d’arrêter leur voisin. C’était comme si les nazis menaient une expérience sur l’ensemble de la population, espérant lui inoculer la violence par petites doses régulières, avec pour résultat qu’elle commençait à être immunisée.
Au cours des jours suivants, alors même qu’un jeune communiste hollandais avait été rapidement appréhendé et accusé d’avoir mis le feu, les représailles continuèrent comme si de rien n’était. Des groupes de chemises brunes sillonnaient en camions les quartiers communistes, procédant à des arrestations massives, brisant les vitres et pillant les magasins. Des mesures limitant fortement la liberté individuelle s’ensuivirent.
C'est vrai. La loyauté est un de mes points faibles.
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« Fräulein Harker, Berlin est différent de votre propre pays. Vous ne pouvez pas dire tout ce que vous pensez. Ne donnez jamais votre opinion à quelqu’un que vous ne connaissez pas.
- Je suis journaliste, Lotte ! C’est mon boulot d’exprimer mon opinion.
- Je sais. Mais dans la nouvelle Allemagne - comment dire ? -, les opinions individuelles ne sont pas très importantes. » Elle jeta des regards autour d’elle, en quête d’inspiration. « C’est difficile à expliquer, mais....ici les gens sont contents de faire partie de quelque chose de plus vaste et de plus fort qu’eux-mêmes. Ils ont l’impression de s’être suffisamment battus. »
Les vérités, ces temps-ci, à Berlin, on se contentait de les murmurer. Il n'y avait que les mensonges qu'on criait sur les toits.
« Est-ce que les hommes mariés devraient tous avoir une famille ?
- Bien entendu. Il est important que nous montrions le bon exemple. Joseph (Goebbels) en veut au moins cinq ! Toutefois, cela ne s’applique pas au Führer. Il dit qu’il n’aura jamais d’enfants parce qu’ils n’arriveraient pas à être dignes de lui. »
[Echange entre Helga, l’allemande et Clara l’anglaise, toutes deux actrices dans les studios de Ufa de Berlin et en attente d’un rôle. Elles ont été approchées par des SS influents]
- Si c’est ce que tu penses de Bauer, pourquoi sors-tu avec lui ?
Helga croisa les bras et tira une longue bouffée de sa cigarette. Le regard qu’elle fixa sur Clara était légèrement humide.
« La raison, la voici, Clara. Je ne suis pas comme toi. Je ne suis pas une étrangère possédant une famille restée au pays et un gros bonnet de la politique pour père. Je suis Helga Schmidt, avec un logement minable dans le pire quartier de la ville et deux sous en poche. Je n’ai rien à mon nom, excepté ce corps et un petit peu de talent. J’ai besoin de profiter de toutes les occasions qui se presentent. »
À mon avis, un uniforme est une façon de se donner des airs. Comme un acteur portant un costume. On oublie ainsi ce qu'il est en dessous.