La principale force du roman de Jasper Fforde est indéniablement son originalité. Nous sommes invités à pénétrer dans un monde parallèle où la guerre de Crimée n'a jamais pris fin (Thursday elle-même a participé aux combats). L'Angleterre est dirigée par le tout puissant Groupe Goliath, tentaculaire multinationale d'armement sans scrupule, tandis que les dodos se clonent à la pelle, et font fureur en tant qu'animaux de compagnie dévoués. Dans cette étrange Angleterre fictionnelle, jouxtant un Pays de Galles parfaitement indépendant, se déploie une uchronie burlesque et décalée, qui a le bon goût de puiser son inspiration dans les multiples strates de la littérature britannique, défendue corps et âme par les agents de la fameuse Brigade Littéraire, à laquelle appartient Thursday Next.
Bienvenue dans un monde où les fans de William Shakespeare s'opposent violemment aux groupies de Christopher Marlowe ou aux inconditionnels de Francis Bacon, tous revendiquant la paternité des tragédies attribuées au célèbre dramaturge. Les actes terroristes liés aux livres se multiplient... Les manuscrits originaux suscitent moult convoitises... Sans oublier la cerise sur le gâteau (ô surprise) : la fin de Jane Eyre n'est pas celle que nous connaissons aujourd'hui (il faut évidemment avoir lu l'original pour saisir l'allusion) ! Fforde semble posséder une immense culture littéraire, et les nombreuses références qui émaillent le récit sont effectivement assez jouissives. Sont ainsi évoquées les oeuvres de Charles Dickens, William Wordsworth, William Shakespeare ou encore Charlotte Brontë (j'en passe et des meilleures). Les personnages fictifs sortent de leurs romans d'adoption pour affronter le monde réel (je vous laisse découvrir par vous mêmes le sort réservé à Rochester et à M.Quaverley), tandis que les héros de Fforde, Thursday Next et Achéron Hadès en tête, parviennent à se téléporter à l'intérieur de ces mêmes romans. Le concept est particulièrement séduisant, et le roman oscille constamment entre SF burlesque et fantaisie bibliophile. On y retrouve d'ailleurs quelques éléments purement science-fictionnels (j'ai trouvé très amusante la scène où Thursday et son collègue se retrouvent prisonnier d'un vortex, avec distortion spatio-temporelle et tout le toutim).
Le récit n'est évidemment pas dénué d'humour, rappelant parfois les divagations d'un Douglas Adams ou d'un Lewis Caroll (deux auteurs que j'affectionne). J'aime beaucoup les univers absurdes à la Monty Python, et je me suis régalée des nombreux clins d'oeil et autres jeux de mots dispersés aux quatre coins du roman. Un exemple au hasard : les noms des personnages. L'héroïne ? Thursday Next ! Le über-méchant de l'histoire ? Achéron Hadès (j'adore), dont le jeune frère s'appelle... Styx (ça ne s'invente pas) ! Que dire du célèbre Millon de Floss, auteur d'une Brève Histoire du Service des Opérations Spéciales, dont des extraits jalonnent le roman ?? George Eliot aurait probablement apprécié...
J'ai beaucoup aimé le personnage de l'oncle Mycroft (attention, hommage à Sir Arthur Conan Doyle !), inventeur farfelu, féru de littérature et de poésie, dont les créations scientifiques ont toutes un rapport plus ou moins direct avec le monde des livres. Un savant fou comme on les aime, et dont les interventions sont un pur régal pour le lecteur !
Alors, pourquoi, en dépit de toutes ces qualités, ne suis pas aussi enthousiaste que d'autres lectrices avant moi ?
Si j'ai lu les cent premières pages avec amusement, adhérant instantanément à l'univers et aux thématiques abordées, j'ai néanmoins senti mon intérêt retomber nettement par la suite (au point d'interrompre ma lecture pour la reprendre quelques semaines plus tard, ce qui ne m'arrive pour ainsi dire jamais en temps normal). L'intrigue est assez mal fichue, et les (belles) trouvailles évoquées plus haut sont malheureusement diluées dans un trop plein d'action décousue et de bavardages stériles. Il ne se passe rien de palpitant pendant près de deux cents pages, et je me suis parfois un peu ennuyée, tournant machinalement les pages en attendant que l'histoire décolle enfin. Le titre (et surtout la quatrième de couverture) sont d'ailleurs assez trompeurs, l'affaire Jane Eyre ne concernant en réalité que le dernier quart du roman. J'ai également été déçue par la traduction. Autre bémol : les émois amoureux de Thursday n'ont aucun intérêt, et l'on se serait aisément passé de la pseudo-intrigue sentimentale, qui n'apporte strictement rien ni à l'histoire ni au personnage.
La dernière partie justifie néanmoins à elle seule la lecture du roman, et réalise le fantasme de tout lecteur compulsif digne de ce nom : pénétrer dans une oeuvre de fiction (en l'occurrence Jane Eyre), et en influencer le déroulement. Une trouvaille géniale, n'ayons pas peur des mots !
Je ne peux par conséquent pas dire que je n'ai pas aimé, malgré ces quelques réserves ; j'ai même très envie de lire la suite, mais j'attendrai Jasper Fforde au tournant ! J'espère que les intrigues et les personnages seront un peu plus travaillés dans les prochains tomes, et que l'auteur ne se laissera pas une nouvelle fois déborder par son imagination galopante...
Un premier volume inégal et décousu, qui pose cependant les bases d'un univers original et séduisant. A suivre...
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