Jean-Paul Clébert

On prétend que l'origine du nom de Cannes tient à la situation géographique du bourg primitif qu'entouraient des lagunes et des champs de roseaux ou cannae.

Une fois de plus, il s'agit de passer quatre, cinq mois d'hiver à l'intérieur de Paris, l'immense caravansérail des désespoirs et des miracles quotidiens, d'y trouver chaque jour de quoi manger et boire son content, le substantiel, et chaque nuit un asile tranquille, au sans-souci, tout en y menant bien sur vie joyeuse et pleine.
Et je rigole parce que pour le flic qui réglemente la circulation, je suis un vagabond qui rentre au port, la gueule râpeuse, les épaules voutées, la canadienne crasseuse, la musette vide, et une récente levée d'écrou en poche..
Et je vais y écrire un livre!

(…)


Parvenu au Pont Neuf, peu importe l'heure tardive, je suis chez moi, au cœur de mes appartements, je m'assieds sur un divan de pierre, je fume une cigarette. C'est le départ d'un nouveau voyage, tout aussi fructueux et excitant, dans les dédales de la capitale de tous temps mystérieuse, dans les bas-fonds, sous les toits, le Paris interdit au public, le Paris à l'envers.

Après les diverses formalités habituelles, marche en rang et vestiaire où l'on omit de me donner comme il se doit un numéro, nous fîmes notre petite séance de nu intégral, étalant à nos pieds les merveilles du contenu de nos poches et tâchant de subtiliser aux yeux glauques du gâffe de service les menus objets qui aident à la détention : allumettes, grattoir, mégots et lames de rasoir. Puis, à grands jets de fly-tox géants qui nous saupoudrèrent les parties et la raie des fesses d'un nuage de talc blanc, on nous fit cavaler le long d'un couloir.
Comme toutes les prisons modernes, les Baumettes présentent au touriste un sinistre aperçu de ville future. Ce ne sont que salles contreplaquées de fer, escaliers métalliques, trois quatre étages bordés de balcon à tubulures donnant sur un paysage intérieur et portes lourdes de cages dont les verrous claquent comme des coups de feu.

Après le casse de la nuit, je voyais bien qu'il ne tenait plus en place. Le pochon qu'il avait sur le bedon le démangeait comme un rigolo. A peine le cul posé sur une souche, il se relevait, se grattait la tignasse, se palpait le sesque, se rongeait les ongles et jacassait tout seul. Ne pensait plus un instant à évincer les gendarmes. Sa seule envie était visiblement de descendre se payer une chambre en ville, avec une pépé dedans bien sûr, de s'offrir un stèque aux pommes dans le premier casse-graine avec un café fort, de prendre une muflée pas ordinaire et de se pageoter au creux des draps blancs et des nichons roses.
Louable désir en somme.

Nous n'avons déjà, dans notre aventureuse existence de passeurs de frontières et de coureurs des bois, point tant l'occasion de trousser la dentelle.
A nous, bien sûr, les bonichonnes de bistrots routiers, les filles de ferme baisogneuses, les chineuses jeunettes qui portent balle, les manouches en rupture de clan et les petites filles égarées dans les sentes villageoises. Mais ne sont que coups de chance inattendus, agréments passagers d'une putain de vie et concessions du destin. La plupart du temps, il n'est paradisiaque, dans nos soirées solitaires, que de faire sauter la cervelle de Charles le Chauve. A moins que le compagnon d'une nuit ne soit pédalo éprouvé.

Pullulaient les araignées, faucheuses ou sauteuses, qui pour la plupart ne tissaient pas de toiles mais nous couraient désagréablement sur l'haricot. Un vieil instinct nous les faisait chasser, alors qu'indifférents nous contemplions la présence de chétifs longicornes, abeilles perce-bois, charançons pique-oreilles, punaises puantes, scolopendres mille-pattes et cloportes crustacés. Sans compter diverses races de fourmis qui s'entrecroisaient. Le tout parfaitement immangeable.
Restaient les champignons. Mais autour de la cabane ne se trouvaient évidemment que lactaires visqueux, volvaires gluantes et amanites citrines. De belles couleurs en vérité. Pour trouver mieux, il fallait cavaler à travers les ronciers des heures durant, sous la sempiternelle ondée. Encore ne trouvais-je que bolets raboteux que je n'osais rapporter. Le Gitan, plus averti que moi des ressources de la nature, cueillait des espèces dont le seul aspect évoquait en moi l'ipéca. Il avait beau me les nommer en dialecte manouche, j'attendais deux ou trois heures après son ingestion pour y tâter du bout des lèvres. J'aurais nettement préféré mâcher des écorces de bouleau. Ce n'étaient que russules palomets ou charbonniers, coprins parapluie, pleurotes huitrées et amanites grisettes. Que mon rabouin faisait réduire à petit feu dans sa boîte. Bouillie glougloutante qu'il touillait d'une badine, où je voyais, sans effort, un ragoût de sorcière.

- C'est con, dit-il, j'ai pas de nouvelles d'Alfredo. Il devait me trouver une placarde à la Shell-Berre, un job de première. S'il me laisse tomber, j'ai plus qu'à revenir chez mon ancien patron de Lyon, un salopard. Et puis moi, les gonzesses de là-bas, je les encadre pas. Elles puent la brouillasse et la blanchisserie. J'en ai ma claque de ce turbin. Quinze cent bornes deux fois la semaine, tu parles d'un manège...

Le relais commençait à s'emplir. De loin on entendait venir les camions. A travers la vitre, je les voyais balayer le terre-plein à coups de phares et se garer. Les feux s'éteignaient. Les hommes allaient pisser et taper de la semelle dans les roues, puis traînaient les godasses dans le gravier. Ils entraient tranquilles, familiers comme chez eux, la gapette en arrière, les doigts grattant la tignasse. S'asseyaient lourdement et interpellaient les collègues. Sur la route, prenant leur virage au large, les autres filaient sur Paris sans s'arrêter. Quand ils passaient sous le lampion, on les reconnaissait à la couleur ou à la forme : le Diesel rouge du Grand Paulo, le frigo blanc et vert de Gaston de Valence, le Saurer huit roues des Charpentiers...

J'écoutais un polonais à côté de moi :
- Moi je fais Orly-La Ciotat par la Bleue. Pourquoi par là ? parce que c'est le patron qui commande. Je connais la route par cœur, virage par virage, un vrai nougat, mais cette fois ils m'ont collé un citerne de huit, liquides inflammables. Au premier dérapage, j'éclate comme un crapaud fumeur. C'est moins monotone, tu me diras. Mais, un peu marre de cette pompe à merde. Parce que je suis toujours seul. La boutique est trop foireuse pour me payer un collègue. Heureusement, il y a les primes...Et toi, t'es en rade ?
- Un peu, je descends voir les martigues, glandouiller au soleil et faire les fruits. Tâcher de passer en Algérie ...

Il y avait si longtemps que je n'avais pas baisogné de femme que celle-ci fut bientôt proprement mignotée, égrillardie, embraisée, nichonnée, efflorée, mouillottée, bijoutée, envoilée de caresses coureuses, farfouillée, fouilletroussée, puis hardiment culeboutée, éparselée, écarquillée, épanouie, vigoureusement troulachée, pourfendue, estoquée, entrechattée, désentraillée, goupillonnée, encanulée, godaillée, de nouveau grignottée, gougnottée, bue-dévorée, jusqu'au museau de tanche, puis sur l'autre face bottomée de belle manière, fesstinée, croupionnée, culetinée, emproisée, fessetoyée, tant qu'elle vaginait d'houleur. Follegigotant et craquemouillant, elle piaulait et rauquait, toute croquechaude elle s'affolait, s'énamourait, pattafoulait en s'écarqueboutant, touffemoussante elle piaffait, glougloutante elle trépignait, trépidait, chavirait de l'œil, tandis que je flambais en elle, la calebombais, la galopais, la fouillefouaillais, l'entretouffais jusqu'à ce qu'enfin vulvehouleuse elle moutonne, hahaquetante, se craquette, s'éclamousse et que s'énergicle en étincelles liquides notre plaisir.
On prend cul-sec un verre de gnôle, mais non point une femme.

Aux époques de grandes récoltes, de cueillette des fruits, du gaulage des noix ou des olives, et surtout des vendanges, toute une clique fanfaronne de hères faméliques surgit des quatre coins du pays, envahit la Provence, coule dans la vallée du Rhône comme une tribu de fourmis rouges. Une espèce de ruée vers l'or de petite envergure. Musette à l'endosse, grolles édentées, barbes folles et baume au cœur, ils traversent les terres cultes et incultes à marche lente mais sans flânerie cette fois, déployés en tirailleurs dans les campagnes, rattrapent les routes communales où ils se suivent en file indienne, un tous les cent mètres, envahissent le soir les villages, se feutrent la nuit à cinq ou six dans les granges, sous les hangars, dans les fossés, sous les grands arbres, et repartent au petit matin, lestés d'un quignon trouvé Dieu sait comment et d'un tuyau qui vaut son pesant d'or : date et lieu d'embauche, durée du boulot, avantages en nature, possibilités de se bourrer la gueule ou de mener le polard pêcher la crevette.

Le Voltigeur avait à la ceinture une gourde en peau de bouc lourde d'un vin capiteux, qu'il avait vasecommuniqué dans l'arrière-salle d'un bistrot nivernais. Mais je lui demandais d'abord s'il n'avait point un quignon de volaille à tortorer. Il me fila un quart de fromogomme asticoté. C'est tout ce que j'ai, dit-il pour s'excuser de si piètre festin. Enfin, le blanc sec du matin solidifié suffisamment je pus l'aider à étancher son outre.

N'affectionnant que la province, il roulait les dés pipés sur les zincs campagnards, amusait les pégouses, arnaquait les maquignons, baisait à l'œil les filles de claque, et s'en tirait avec les fouilles grosses de taffetas (pleine de fric si vous préférez). Il gagnait par là honnêtement de quoi claper et se linger. Avec un paquet de brêmes et une paire de bobs, disait-il, je suis pas près de crever la gueule ouverte.

Le maître du logis, probablement un ancien daf, portant beau et tatouage familier, pelle et pioche, me reçut en ami, n'ayant la plupart du temps que des bicots à se mettre sous la dent. Il me servit lui-même une pleine ration de soupe chaude, purée extrêmement liquide que j'engloutissais de joie, les entrailles grandes ouvertes, bayant comme gueule d'oisillon niché, insensible à la présence javassante de trois bougnoules. J'en avalai un bon litre, de quoi fournir à mes viscères matière à réflexion pour le reste de la noille, et me munissant de la couvrante réglementaire et grasseuse, grimpai me pageoter, hilare et dédaigneux, sifflotant, dans le grenier obscur qui servait de dortoir.

Je restai une quinzaine avec eux, à tapisser les chaises, à recoller faïence et porcelaine, à boucher des fonds de marmites, à torcher des balais, à déraciner des légumes dans les jardins en plein jour, à bouffer des choux-fleurs en fleurs, essayant de tirer le tarot avec José, racontant des histoires à sa légitime. Faisant l'amour au soleil avec ma bécassine qui était bête à me faire pleurer mais faite au moule, avec des vices et des ingénuités à me rendre tout chose, des nichons balourds et conséquents, un appétit incroyable sauf quand aux choux-fleurs, et une croupe onduloyante qui m'obligeait à marcher de préférence devant elle si je ne voulais pas trop souvent l'emmener cueillir des mûres derrière les buissons. Et à qui, en échange de tant de dons, j'essayais d'apprendre à se laver. Ça ne sert à rien, disait-elle, puisqu'on recommence après.

Autour de nous, clappaient avec béatitude, mastiquaient avec ferveur, rotaient avec satisfaction les voleurs. De temps en temps l'un d'eux poussait le courage jusqu'à se lever pour aller goulotter à la futaille le vin clairet qui lui moustachait de violet le muffle poilu. Plus avisé, le Boucanier se faisait gicler sur la luette le filet courbe d'une outre espingouine.

Mon amerloque plus mouillé de rhum qu'un baba semblait parfaitement à l'aise dans cette bringaille. Tenant assise sur ses genoux la gourgandine, il tentait sans vergogne de délivrer son plantoir à moufflets. Tandis que la fille, voulant sa part de plaisir, lui faisait les poches.

Les plus simples sont ceux des vieux vagabonds : un ixe sur une maison signifie qu'on n'y donne jamais rien, un rond qu'il y a une chance, une croix dans un cercle qu'on peut y obtenir des victuailles ou des arlequins. Les signes des mendigots professionnels sont déjà plus compliqués : une croix droite indique la turne d'une vieille bigote, qui veut que l'on fasse appel à Dieu et au salut de l'âme pour becqueter. Un clébard, une femme seule. Des petites croix de lorraine, des gendarmes sur le qui-vive. Un zède, un chien méchant. Un point dans un rond, des gens qui appellent la police. Le plus curieux est celui de deux carrés superposés : là il faut gueuler longtemps et même menacer de représailles pour obtenir quelque chose. Enfin une bouteille veut dire bien sûr que le patron verse à boire, mais c'est très rare.

En flânant sur les routes, on commence par siffloter, chantonner, boire ou manger des yeux, marmonner et monologuer. Puis la fatigue aidant, et les bornes poussant bout à bout, les guiboles et les paturons se mettent à javasser, à faire parler d'eux (très vite même, on n'entend plus qu'eux), à choisir arbitrairement le rythme ou la direction. Avec la faim et la soif, la gorge se sèche, la langue balaie la moustache, le trou du ventre commande toutes les réactions et les commentaires. Avec le froid, la pluie et les intempéries, la peau se hérisse, se granule, les dents s'agitent et claquent.

Les touffes d'air chaud ont tendance, paraît-il, à monter. Ainsi, au ras du sol, la cave ramassait-elle les divers effluves qui caractérisent l'homme en liberté, et les poussait sous la voûte, où ils stagnaient. A hauteur de mes narines, tournoyait lentement un tourbillon d'odeurs fortes, curieux mélange où se reconnaissaient la sueur, la crasse, la mangeaille, la graisse, le linge sale, les parties nobles et le fondement, le dégueulis, le salpêtre et le champignon cavernicole, l'humus, le suif, et une pointe d'ailloli de présence insolite. Le tout éclairé d'une douzaine de flammes mollasses et fumeuses qui s'évadaient de bougies immenses d'origine ecclésiastique. Cierges brûlés là sans dévotion à tous les saints de l'enfer.