Wilfried Wils se raconte, à l’attention d’un arrière-petit-fils innommé de dix-sept ans qu’il n’a pas vu depuis longtemps, sa famille ne voulant plus entendre parler de lui. Il revient sur une partie précise de sa vie, peut-être en quête inconsciente d’absolution, comme on le soupçonne peu à peu, mais son histoire s’apparente surtout à un témoignage par lequel il tenterait de s’approcher de lui-même.
Anvers, 1940. Wilfried s’est engagé dans la police pour échapper au S.T.O. Une fois flic, il aide les occupants allemands à coffrer ceux qui veulent y échapper, mais ce n’est là qu’un de ses nombreux paradoxes. Tout au long du récit, il est en effet difficile de cerner les motivations, voire les pensées de cet homme, qui se positionne en froid spectateur des événements. Est-ce dû au coma dans lequel il fut plongé à cinq ans à la suite d’une méningite ? A son réveil, amnésique, il dut réapprendre son prénom, se familiariser avec ces inconnus se prétendant ses parents, et a depuis gardé le sentiment d’avoir été pris pour une dupe, éprouvant une méfiance systématique et généralisée envers le monde, et comme une incertitude quant à sa propre identité… Se découvrant par la suite poète, il se persuade abriter un double, "Angelo", à l’origine de son élan créateur et de la dimension sombre, sordide et inquiétante imprégnant ses œuvres.
Amené, par la médiocrité de ses résultats scolaires, à suivre des cours particuliers de français, il fait ainsi la connaissance de Barbiche Teigneuse, professeur qui l’initie à Rimbaud et Lautréamont, puis l’introduit dans les milieux antisémites. En parallèle, par l’intermédiaire de Lode, le collègue dont il est le plus proche et dont il épousera la sœur, il côtoie vaguement un groupe de résistants communistes.
Mais qu’il seconde, en tant que représentant de la loi, les allemands dans leur chasse aux juifs -certains se prêtant à cette mission avec un zèle significatif-, qu’il assiste à des réunions de sympathisants nazis ou qu’il aide son futur beau-frère Lode à cacher un juif de sa connaissance, Wilfried participe à tout avec passivité, ne semble mû par aucun mobile, aucun idéal, et n’évoque jamais, même a posteriori, ses convictions profondes. Il porte en revanche sur tous ceux qui s’agitent autour de lui un regard cynique, distant, sans aucune exaltation, méprisant la niaiserie ridicule des discours de propagande, s’interrogeant sur les véritables mobiles de ceux qui ne viennent en aide qu’aux juifs pouvant les rétribuer d’une manière ou d’une autre… Il abhorre plus que tout "la soif de normalité (de ses semblables), l’hypocrisie qui l’accompagne et la morale d’esclave de tout un chacun", conscient que seul l’argent fait tourner ce monde d’ennui et de médiocrité. Cette attitude a pour conséquence de l’ostraciser ; il se sent d’ailleurs exclus de tout, et comme surveillé, avec l’impression constante qu’on cherche à le prendre en faute. Avec le recul, il n’est pas plus tendre avec lui-même, sans complaisance vis-à-vis de sa trop haute estime de ses talents de poète, ironique envers ses vieux rêves de célébrité et de reconnaissance.
"Trouble". Ainsi peut donc être qualifié cet anti-héros à la fois flic et poète, navigant d’un bord à l’autre sans jamais s’impliquer nulle part…
Mais l’adjectif convient également parfaitement à la période, et au contexte qu’il décrit. Une période ambiguë, de trahison et de méfiance généralisée, d’arrangements non seulement avec l’ennemi, mais aussi avec soi-même et sa conscience. Il a en effet visiblement suffit de peu pour que les idéaux montrent leur fragilité, vaincus par l’opportunisme, la lâcheté et la haine de l’autre. L’occupation d’Anvers par les allemands s’est avérée facile, "la ville (s’étant) couchée, cuisses grandes ouvertes, devant ces surhommes". Elle a révélé un antisémitisme qui couvait déjà, envers cette "racaille" inadaptée, que l’on tolérait uniquement parce qu’elle assurait la fierté et la prospérité de la ville grâce au commerce de diamants. Nombreux sont ceux qui sont finalement bien contents qu’on les en débarrasse, et qui reprocherait presque aux allemands de ne pas "nettoyer" assez vite.
A l’évocation de ces temps de guerre s’imbriquent des incursions dans un passé plus récent, et les allusions à un drame qui a profondément marqué le narrateur et sa famille : la disparition de Hilde, sa petite-fille révoltée et cynique, la seule qui l’ait jamais compris, qui partageait avec son grand-père sa clairvoyance pessimiste vis-à-vis du monde. La manière dont il revient sur cette tragédie révèle une douleur qu’il a soigneusement dissimulée à ses proches, notamment à sa femme Yvette, dont la profonde et démonstrative affliction, comme une preuve de faiblesse, lui "tapait sur le système".
Les allers-retours entre présent et souvenirs de diverses époques peut au départ créer une certaine confusion, mais le récit se structure peu à peu, par bribes, au fil des éléments que nous livre Wils. Et cette chronologie bousculée est à l’image du héros, vieux, diminué, hanté par le souvenir de sa petite-fille Hilde et par son passé, plombé par une solitude aussi bien physique que psychologique, l’homme étant persuadé de ne pouvoir faire entendre, et encore moins comprendre, ce qu’il a vécu et ses choix douteux. Comment expliquer la proximité, l’immédiateté d’une violence généralisée à une génération qui perçoit tout à travers le filtre édulcorant des écrans ? Comment expliquer l’impuissance et ce qu’un homme est capable de faire à qui n’a jamais ressenti ce que ça fait d’être un salaud potentiel ?
Récit marqué par un insondable cynisme et l’absence de toute foi en l’homme, "Trouble" est aussi un texte sur l’héritage de l’Histoire, sur les résonances, à travers le temps, des actes des aînés sur les générations suivantes, mais aussi sur le peu de leçons que les hommes tirent de leur passé, puisque l’Histoire, inlassablement, se répète…
A lire.
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