AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jonathan Littell (228)


C'est là certainement l'immense avantage sur les faibles de ceux qu'on appelle les forts : les uns comme les autres sont minés par l'angoisse, la peur, le doute, mais ceux-là le savent et en pâtissent, tandis que ceux-ci ne le voient pas et, afin d'étayer encore le mur qui les protège de ce vide sans fond, se retournent contre les premiers, dont la fragilité trop visible menace leur fragile assurance. C'est ainsi que les faibles menacent les forts et invitent la violence et le meurtre qui les frappent sans pitié. Et ce n'est que lorsque la violence aveugle et irrésistible frappe à son tour les plus forts que le mur de leur certitude se lézarde: alors seulement ils aperçoivent ce qui les attend, et voient qu'ils sont finis.
Commenter  J’apprécie          50
Je n'avais pas les connaissances pour le critiquer, mais il me semblait que si l'on croyait en une certaine idée de l'Allemagne et du Volk allemand, le reste devait suivre naturellement. Certaines choses pouvaient être démontrées, mais d'autres devaient simplement être comprises; c'était aussi sans doute une question de foi.
Commenter  J’apprécie          30
C'était sans doute pour ça qu'ils étaient nos ennemis privilégiés, ils nous ressemblaient trop.
Commenter  J’apprécie          20
Vous devez résister à la tentation d'être humain.
Commenter  J’apprécie          10
Jonathan Littell
Horizontalité

Le moins qu’on puisse dire, c’est que, contrairement aux Russes, les Ukrainiens n’ont pas le culte du chef. « Si
les Russes avaient réussi à tuer Zelensky, on aurait tous été très tristes. Mais ça n’aurait rien changé, rien du
tout. » C’est une jeune figure de la vie culturelle, Sofia Cheliak, qui, lors de mon passage à Lviv, m’explique
calmement ceci dans une charmante arrière-cour, devant un expresso. On parlait de la tentative d’assaut du palais
présidentiel par des commandos russes à l’aube du 24 février, qui venait d’être révélée par Time.
« On a tellement de réseaux horizontaux, on aurait résisté autrement. Moi, je dirige un festival littéraire, le Lviv
International Book Forum. Eh bien, j’ai activé tous mes contacts littéraires dans le pays, partout, pour récolter
de l’argent, de l’essence, des armes pour nos gars. Personne ne nous a demandé de le faire, on n’a pas reçu
d’ordres. On l’a fait parce que les circonstances l’exigeaient. »
C’est grâce à cette conversation que j’ai commencé à comprendre quelque chose de crucial : au fond, si quelque
chose distingue réellement les Ukrainiens des Russes, ce n’est pas la langue ni l’histoire, mais une forme
d’organisation sociale horizontale, qui s’oppose radicalement à la verticalité russe. Ça vaut pour les militants,
qu’ils soient d’extrême droite, de gauche ou anarchistes, comme pour les gens ordinaires et les pouvoirs publics.
La décentralisation menée par le gouvernement de Volodymyr Zelensky, qui donne tant de pouvoirs aux maires
locaux, pouvoirs dont ils ont fait si bon usage dans cette guerre, n’est que la dernière expression institutionnelle
de cet instinct profondément ancré.
Anton Drobovytch, finissant de me parler d’Ihor Terekhov, avait insisté là-dessus : « Quand il a refusé les
propositions russes, il a dit ça dans cet ordre : Kharkiv – Ukraine. Parce qu’en Ukraine la question de
l’autonomie locale, ce n’est pas une blague pour nous. » On considère souvent le nationalisme ukrainien de
droite, avec ses racines austro-hongroises, comme la principale expression politique de l’« ukrainité », alors
qu’en fait c’est un phénomène minoritaire et ancré surtout à l’ouest du pays ; la vraie tradition politique
ukrainienne, celle qui moule réellement les consciences du pays, depuis les Cosaques zaporogues au XVIIe
siècle
jusqu’à Maïdan, en passant par Nestor Makhno et son îlot utopique à Houliapole au début des années 1920, c’est
celle d’une résistance à la fois anarchiste et locale.

Totem

La plus belle expression de ces idées, je l’ai rencontrée fin mai lors d’un dîner dans un restaurant chic de Kiev
avec deux autres amis. Sevguil Moussaeva est une Tatare de Crimée, qui dirige Ukraïnska Pravda, le principal
média en ligne du pays ; son mari, Nikolaï Davydiouk, est un analyste politique.
« Tout récemment, me dit-il, on discutait avec Sevguil de savoir quel animal pourrait être le symbole de
l’Ukraine. Tous les pays en ont un, l’ours russe, l’aigle américain, le coq français, mais pas nous. Finalement,
on s’est dit que ça devrait être l’abeille. Pourquoi l’abeille ? En temps de paix, elle travaille dur sans qu’on le
lui demande, sans nuire à personne et sans gêner ses voisins. Mais, si jamais on menace la ruche, elle se met
très en colère et toutes les abeilles attaquent ensemble, prêtes à mourir. »
Je réfléchis : « Ça correspond bien, en effet. Mais qui est la reine dans ce cas ? Vous, vous n’avez pas de Tsar. »
C’est à son tour de réfléchir, en sirotant son vin. Puis son visage s’éclaircit : « Ah, ça, c’est facile. La reine mère, c’est le pays. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
Indépendance
Bien sûr, le sentiment d’unité qui a saisi le pays entier le 24 février n’est pas apparu du jour au lendemain. C’est
ce que m’explique Anton Drobovytch, le successeur de Viatrovytch à la tête de l’UINP, que je rencontre peu
avant de quitter Kiev. Je le connaissais avant la guerre, mais cela n’a pas été facile de le voir : dès le premier
jour, Drobovytch, un jeune gaillard barbu à la fois affable et intense, s’est porté volontaire à la TO, et depuis il
creuse en tant que simple soldat des tranchées à l’est de la ville, d’où il donne parfois, quand son officier lui
accorde une heure ou deux, des conférences par Zoom. Il a peu de temps et me fixe rendez-vous dans un
restaurant bon marché de la rive gauche, où il me parle en mangeant une soupe au poisson.
« Pour les nationalistes, c’est facile. Ils avaient raison et ils le savent. C’est pour
les gauchistes comme nous que c’est dur. On doit s’ajuster à cette nouvelle
réalité. » Darina Solodova
« Ceux qui disaient avant la guerre que le sujet de l’identité n’était pas un problème, car ce qui importait, c’était
l’argent, l’essence pas cher, tout ça, ont aujourd’hui compris que c’est une question importante, puisqu’on est
venu nous tuer à cause d’elle. Poutine dit : “Il n’y a pas de peuple ukrainien, ce sont nos gars.” Mais le
24 février des milliers de personnes se sont alignées devant les bureaux militaires, sous les bombes et ont dit par
leur présence : “Non, nous sommes des gars différents. Nous ne sommes ni pires ni meilleurs que vous, nous
sommes juste différents.” Cette guerre a montré que toutes nos discussions sur l’identité étaient actuelles. »
Cherchant un exemple, Drobovytch évoque Ihor Terekhov, le maire de Kharkiv : « Lui, c’est un homme très
soviétique, un homme de perception soviétique. Je me suis souvent disputé avec lui à la télévision. Quand la
botte russe est arrivée, le FSB [le service de sécurité russe] est venu chez lui et lui a proposé de rendre la ville.
Beaucoup de gens étaient inquiets, car Terekhov était pour les rues portant le nom de Moscou, de Joukov…
Mais, quand ils ont commencé à bombarder Kharkiv, il leur a dit : “Désolé, vous n’êtes pas du tout nos amis,
nos frères. Ici, c’est un pays indépendant, nous ne vous rendrons pas Kharkiv, et en général, l’Ukraine.” »
Nationalisme
Juste après avoir passé la frontière, début mai, j’avais logé à Lviv chez des amis qui avaient fui Kiev fin février
et rongeaient leur frein en attendant de pouvoir rentrer. Darina Solodova travaille pour le PNUD [Programme des
Nations unies pour le développement], et Savelii Barashkov est un spécialiste des médias en ligne, mais les deux
sont surtout des militants de gauche, de ceux qui se réfèrent à des traditions prébolcheviques et s’opposent
férocement aux nationalistes d’extrême droite qui tenaient le haut du pavé au tournant des années 2010 avant
d’être marginalisés par un nationalisme beaucoup plus large et inclusif à la suite de la révolution de Maïdan,
en 2014, et l’irruption de la guerre au Donbass. Jeunes, passionnés, ils cherchent avidement à comprendre leur
brusque changement de situation existentielle.
« Les gens les plus étranges avaient raison, les gens les plus cons, grince Savelii. On les considérait comme des
enculés. Ce sont toujours des enculés, mais ils avaient raison.
— Pour les nationalistes, c’est facile, enchaîne Darina. Ils avaient raison et ils le savent. C’est pour les
gauchistes comme nous que c’est dur. On doit s’ajuster à cette nouvelle réalité.
— Mais attention, souligne Savelii, ce n’est pas une guerre nationaliste. C’est une guerre nationale. »
Les « enculés » dont parle Savelii, ce sont les nationalistes de la droite dure, les fameux « nazis » pris comme
prétexte par Poutine pour justifier son « opération spéciale ». On en a depuis beaucoup parlé, notamment du
fameux bataillon Azov. Un jour, à Kiev, je retrouve à la terrasse d’un restaurant italien une autre connaissance
d’avant-guerre, Dmytro Reznichenko. Il est d’une drôle d’humeur. A peine démobilisé de la TO à la suite du
retrait russe, il a été blessé par balles au visage par un voisin schizophrène, puis envoyé pour un mois en prison
par un procureur corrompu qui espérait ainsi lui soutirer de l’argent.
« Si les Russes avaient réussi à tuer Zelensky, on aurait tous été très tristes. Mais
ça n’aurait rien changé, rien du tout. » Sofia Cheliak, directrice du Lviv
International Book Forum
Dmytro, qui n’a pas encore la quarantaine, est bien placé pour parler des nationalistes : c’est lui-même un ancien
néonazi, un vrai, qui après avoir survécu à l’effroyable encerclement d’Ilovaïsk, dans le Donbass, en août 2014 a
opéré une conversion mentale à 180 degrés pour devenir un psychologue et un militant libéral, antifasciste et
pro-LGBT.
Il a ainsi étudié de près la personnalité fasciste pour en tirer de curieuses conclusions, fondées sur son expérience
très personnelle. « Tu sais, Jonathan, la vérité, c’est que c’est comme ça qu’on était à l’époque. » Il cherche ses
mots, essaye d’expliquer précisément son idée. « Pour nous… tu comprends… lorsque tu as une sorte d’idée,
une sorte de… pas une compréhension du monde, mais une sensation du monde, tu dois l’habiller de certaines
formes idéologiques, car cela ne peut pas être transmis au niveau des sensations. Et, dans ce pays, tu n’avais
nulle part où trouver du matériel pour cela, sauf à aller pêcher tous ces symboles dans le passé, comme le
drapeau rouge et noir de l’UPA. »
Je lui montre la photo de profil Telegram d’un combattant d’Azov que j’avais rencontré l’année précédente dans
une manif d’extrême droite, son corps entièrement tatoué de runes vikings et de symboles macabres. « Ecoute, si
tu montres ça à n’importe quel Européen, il comprendra immédiatement que c’est un élément criminel et un
néonazi. Mais, quand j’étais d’ultra-droite, tous mes camarades avaient un ami juif ou un ami noir, c’était
normal. C’est comme si nous jouions avec ça, comme si nous n’étions pas des vrais fascistes, mais voulions juste
ressembler à des vrais fascistes. Je ne me souviens pas que le sujet de l’antisémitisme ait jamais été soulevé
d’une manière ou d’une autre, sauf par certains demi-fous à qui personne ne faisait attention. Au contraire, les
Juifs étaient plutôt respectés. Néanmoins, on portait des croix gammées. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
Il faut dire que, depuis l’indépendance, il est en effet peu simple d’être ukrainien. Le pays est traversé par de
profonds clivages historiques et culturels : non seulement entre l’Est et l’Ouest ou entre les russophones et les
ukrainophones (deux divisions qui, contrairement à la vulgate, ne se recoupent pas du tout), mais aussi entre le
Sud et le reste du pays, entre Odessa et le reste du Sud, entre les habitants des campagnes et les habitants des
villes, entre les gens éduqués et ceux qui ne le sont pas.
Et puis il y a les minorités ethniques locales – Hongrois, Roumains, Bulgares, Grecs pontiques, Tatars de
Crimée, Roms –, les juifs et les minorités venues s’installer du temps de l’URSS avant de devenir ukrainiennes
en 1991 : Russes, bien sûr, Azéris, Arméniens, Ouzbeks, Afghans… Le nom même d’Ukraine vient d’un terme
slave pour « limes » ou « frontière », marquant sa position si longtemps écartelée entre les empires. Ces derniers
ont tracé l’une des principales lignes de faille du pays, entre d’un côté les régions annexées, à partir du
XVIIe
siècle, par les Tsars de Russie – le Donbass, la rive droite du Dniepr, le Sud et la Crimée – et de l’autre la
Galicie et les contreforts des Carpates ayant appartenu à la monarchie austro-hongroise.
« Ceux qui disaient avant la guerre que le sujet de l’identité n’était pas un problème, car ce qui importait, c’était
l’argent, l’essence pas cher, tout ça, ont aujourd’hui compris que c’est une question importante, puisqu’on est
venu nous tuer à cause d’elle. » Anton Drobovytch, directeur de l’Institut ukrainien pour la mémoire nationale
Après une brève période d’indépendance commune sous le nom de République populaire d’Ukraine (1917-
1920), les bolcheviques occupèrent la plupart des territoires anciennement tsaristes, et les provinces de l’Ouest
furent offertes à la République polonaise créée à Versailles en 1919. Les régions de l’Est et du Centre ont donc
vécu la famine programmée par Staline en 1932-1933 afin de mater la paysannerie ukrainienne, l’Holodomor,
qui a fait au moins 4 millions de morts, suivie de la Grande Terreur, dont les purges ont décimé l’élite politique
et scientifique ukrainienne ainsi que la minorité polonaise. Celles de l’Ouest ont connu la domination polonaise
et le terrorisme des nationalistes ukrainiens, puis, dans le cadre du partage de la Pologne entre Hitler et Staline
en 1939, l’occupation soviétique et son cortège de massacres et de déportations massives.

Cette séparation a ainsi laissé dans le pays deux mémoires distinctes de la seconde guerre mondiale : les
habitants de l’Est l’ont vécue à travers le prisme des dévastations de l’invasion nazie et du combat au sein de
l’Armée rouge, ceux de l’Ouest à travers la résistance au totalitarisme soviétique, qui induit tout d’abord une
collaboration avec les Allemands, une participation à la Shoah et le féroce nettoyage ethnique de la population
polonaise, puis des années de guérilla après l’annexion définitive en 1944 de l’Ukraine occidentale par l’URSS.
Le visionnage de cette vidéo est susceptible d'entraîner un dépôt de cookies de la part de l'opérateur de la plateforme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e). Compte-tenu du refus du dépôt de cookies que vous avez
exprimé, afin de respecter votre choix, nous avons bloqué la lecture de cette vidéo. Si vous souhaitez continuer et
lire la vidéo, vous devez nous donner votre accord en cliquant sur le bouton ci-dessous.
Ce clivage mémoriel est profond, il conditionne tout un rapport souvent sans nuance à l’histoire, les uns
considérant les nationalistes de l’UPA [Armée insurrectionnelle ukrainienne] comme des fascistes, des
collaborateurs et des traîtres, les autres comme des héros ayant courageusement combattu l’ogre soviétique. La
présente guerre aura au moins le bénéfice d’avoir fait table rase de ces tensions, comme me le suggéra un jour
Volodymyr Viatrovytch, l’ancien directeur de l’Institut ukrainien pour la mémoire nationale (UINP).
« Maintenant, tous les Ukrainiens ont la même expérience de la guerre. Et ils ne se battent pas dans une armée
étrangère, qu’elle soit allemande ou rouge, ils se battent dans l’armée ukrainienne, leur armée. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
Pillages

Les explications avancées pour ces massacres se centrent sur une unité en particulier, honorée après son retrait
de la région de Kiev par Vladimir Poutine en personne, la 64e brigade de fusiliers motorisés. C’est une unité
basée près de Khabarovsk, en Sibérie orientale, et qui recrute principalement parmi les populations les plus
démunies de cette vaste région, russes « ethniques » et diverses minorités sibériennes apparentées aux Mongols,
ceux dont parlent les habitants lorsqu’ils accusent en bloc les « Bouriates ». Or, la vraie dimension en jeu n’est
pas ethnique, mais sociale : autant que par une quelconque haine idéologique des prétendus « nazis » ukrainiens,
les envahisseurs de la région de Kiev ont apparemment été rendus fou de rage par un ressentiment de classe.
Anatoli Fedorouk, le maire de Boutcha, m’a rapporté les paroles d’un soldat russe appelant sa mère ou sa
femme : « “Tu te rends compte ? Ils ont de l’eau chaude dans les maisons, des toilettes en céramique !” » Le
fait que les rues des villages soient goudronnées leur paraissait incompréhensible. Dans une vidéo diffusée en
ligne, on voit un soldat russe ouvrir un frigo et s’exclamer : « Oh, du Nutella ! Putain, ils se gênent pas. »
Oleksandr, une nouvelle connaissance, me raconte comment il a trouvé le cadavre d’un Bouriate avec trente
tubes de Sensodyne dans ses poches. « Imagine ! Ce Bouriate a voyagé 3 000 kilomètres pour venir ici voler de
la pâte dentifrice et mourir sur nos trottoirs. »
Une phrase qui circule parmi les habitants de la région, et que j’ai entendue plusieurs fois, résume cet état
d’esprit : « A kto vam razrechil zhit tak khorocho ? [« Qui vous a donné la permission de vivre si bien ? »] »
D’où les pillages massifs, les milliers d’ordinateurs, de télévisions, de vélos, d’appareils électroménagers
emportés vers la Biélorussie dans les camions de l’armée puis envoyés en Russie par la poste, comme le
montrent de nombreuses vidéos de caméras de surveillance qui ont fuité sur les réseaux.
Le journaliste russe Aleksandr Nevzorov a écrit sur son fil Telegram : « Le pillage sauvage des orcs de Poutine
devient l’un des principaux motifs de cette guerre. (…) [Personne n’est] en mesure de payer le personnel à la
hauteur (…) des horreurs d’une guerre insensée, et de la peur constante des blessures et de la mort. Pour cette
raison, les poursuites ne sont pas engagées, il n’y a même pas de réprimandes. Toute ville ou [tout] village
ukrainien est considéré par défaut comme un terrain de vol collectif. »
Un soir à Kiev, Oleksandr, une nouvelle connaissance, me raconte comment il a trouvé, le 3 avril, à une centaine
de mètres de l’immense MegaMart détruit de Boutcha, le cadavre d’un Bouriate avec trente tubes de Sensodyne
dans ses poches. « Imagine ! Ce Bouriate a voyagé 3 000 kilomètres pour venir ici voler de la pâte dentifrice et
mourir sur nos trottoirs. Tu te rends compte ? »
Identité
Une question hante les ruines des villes et des villages, les cimetières remplis de tombes fraîches, les journées
des millions de gens qui tentent de survivre et de combattre dans cette guerre insensée : qu’est-ce que l’Ukraine ?
Etre ukrainien, qu’est-ce que ça veut dire ? La question est loin d’être théorique, c’est au contraire une question
de survie, sur une terre envahie par un pays qui nie au vôtre le droit à l’existence. « Qui dit que d’ici à deux ans
l’Ukraine existera même encore sur la carte du monde ? », écrivait le 15 juin sur son fil Telegram Dmitri
Medvedev, ancien président de la Russie [de 2008 à 2012].
Poutine, juste avant l’invasion, martelait que l’Ukraine n’était rien d’autre qu’un « cadeau » territorial fait par
Lénine à des paysans sans nationalité et que les Ukrainiens, ou « Petits-Russiens » comme on les appelait du
temps des Tsars, n’étaient que des Russes parlant dialecte ou au mieux un « peuple frère », selon la vieille
formule bolchevique que même Emmanuel Macron reprend sans la moindre distance critique.
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
2
Vychehrad

Il désigne derrière lui, à l’angle de la grande route, une grande maison de deux étages en parpaing nu, en cours
de construction et qu’il n’habite pas encore. « J’étais avec mon ami Serhii Bogdan, en voiture. Serhii m’a dit :
“Attends-moi cinq minutes, je reviens, je vais voir s’il y a un tank.” Ils l’ont attrapé devant le cimetière et ils
l’ont abattu. Moi, j’ai pris d’autres gens et on a évacué au prochain village, qu’ils n’occupaient pas. Avant de
partir, on a réuni tous les blessés dans une maison, celle-là, là-bas. Il devait y en avoir vingt-cinq, des hommes,
des femmes, des jeunes. Les Russes ont emporté une femme blessée et son enfant en Biélorussie, mais la CroixRouge a réussi à les sortir en Allemagne. Son mari a été abattu dans la rue, il est juste sorti de la maison et pan.
— Par le sniper basé chez vous ?
— Ça, je sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que c’est lui qui a pris Dyadya Vova.
— Mon neveu, interjette Irina, Vladimir Mozhartchouk.
— Deux balles, une dans le ventre et une dans le bras. Il a survécu, c’est moi qui l’ai amené à l’hosto, mais il ne
peut toujours pas marcher. »
« Quand ils ont occupé ma maison, j’ai envoyé les coordonnées aux nôtres en leur demandant de la bombarder.
Ils se foutaient de ma gueule, ils disaient : “Regardez ce gars qui veut qu’on détruise sa maison !” » Dmytro,
habitant de Vychehrad
Dmytro m’indique les maisons derrière la sienne : « Celle-là, avec le toit rouge, c’est la maison du docteur
Vynnitchouk, Pavel Vassylovitch, il a été tué par un sniper quand il est sorti sur la route. Celle d’après, avec le
toit gris, c’est celle de Iouri Makeev. Il devait avoir 60, 62 ans. Ils l’ont tué dans son lit quand ils sont rentrés
pour fouiller. » Irina se met à pleurer : « La vie est gâchée à jamais. Toute la vie. »
Dmytro et sa femme, avec une ribambelle de chatons nés pendant l’occupation, nous font visiter la maison en
construction : il reste des matelas dispersés, de nombreuses rations russes, des graffitis ; la police a récupéré
toutes les cartouches 7,62 mm qui emplissaient l’espace sous le toit, là où était posté le sniper. Le coin avant de
la maison est démoli, touché par une roquette ou un obus. « Ukrainien ou russe ? » Dmytro sourit, puis me
montre sur son smartphone une capture d’écran Google Maps avec sa maison cerclée en jaune.
« Quand ils ont occupé ma maison, j’ai envoyé les coordonnées aux nôtres en leur demandant de la bombarder.
Ils se foutaient de ma gueule, ils disaient : “Regardez ce gars qui veut qu’on détruise sa maison !”
— Ça a marché ?
— Quand on est revenus, la maison était pleine de bandages ensanglantés. Donc, sans doute, oui. Pour le reste,
pas grave, on reconstruira. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
Vychehrad

Boutcha est devenue un symbole. Mais ce qui s’est passé là s’est déroulé, à différentes échelles, dans tous les
villages occupés par les Russes autour de Kiev. Prenons un exemple au hasard, parmi plusieurs que j’ai
recueillis. Fin mai, je reçois une proposition de la police pour venir observer une exhumation dans le district de
Makariv, à quelque 45 kilomètres à l’ouest de Kiev. Des policiers nous guident vers un petit village nommé
Vychehrad, où nous découvrons, sous le couvert d’une grande forêt de pins, les restes abandonnés d’une base
russe, bunkers, tranchées, grandes excavations pour protéger les blindés ou les pièces d’artillerie. Quand on
arrive, deux travailleurs, entourés de policiers, d’experts et de journalistes, ont déjà à moitié déterré le corps,
mais peinent à l’extraire de la fosse.
Une forte odeur monte, les hommes s’efforcent, jurent, respirent lourdement, le cadavre, presque debout dans le
trou, a les jambes coincées dans le sable, sa tête branle, ses chairs, visibles quand ils tirent sur les vêtements, sont
vertes, rouges, rosacées. « Pochyol ? [« Il est sorti ? »] — Pochyol. » Enfin, ils parviennent à le hisser et à le
coucher sur l’herbe, révélant son visage, couvert de terre et comme fondu. Policiers et journalistes l’entourent
pour le photographier ; une enquêtrice en uniforme et veste pare-balles rédige un rapport, sa collègue prend des
mesures.
Un procureur me montre les documents verdâtres et puants trouvés sur lui : ils portent le nom de Kyslytsky,
Serhii Ivanovitch, né en 1983. Le chef de la police s’est placé à l’écart et donne une interview : c’est le sixième
cadavre qu’il découvre dans cette base, quatre avaient une balle dans la tête, le cinquième les organes internes
détruits. Celui-ci a été trouvé par le gardien du site, qui sondait les tas de sable avec un bâton. Tout le monde
s’est éloigné pour filmer ou écouter l’officiel, le corps gît seul, abandonné, presque oublié.
Enfin, on repart. Depuis le bois, un petit chemin de terre, barré par un portail en bois que la police a laissé
ouvert, mène vers la grande route. Au-delà du portail un homme s’avance et me fait signe de m’arrêter. Je baisse
la vitre et il se penche : « C’est qui, le gars qu’ils ont trouvé ? Vous savez ? » J’ouvre mon carnet et lui montre le
nom. « Merde, c’est Seriozha. Et Stas ? Ils ont trouvé Stas ? — Non, il n’y en avait qu’un. »
L’homme, qui a les cheveux brossés en avant, une courte barbe blanche sans moustache et des yeux d’un bleu
intense, est fébrile, tendu. Kyslytsky et Stas, nous explique-t-il, travaillaient comme hommes à tout faire dans la
grande propriété qu’on voit au bout du chemin, de l’autre côté de la grande route ; Roman, le propriétaire,
appelle tout le temps pour savoir ce qu’ils sont devenus. Lui se nomme Dmytro. Je lui précise que la police n’est
pas sûre que les documents appartenaient vraiment au cadavre, ils doivent faire une expertise ADN pour
confirmer. « Seriozha était orphelin, il n’a pas de famille, ils ne trouveront personne pour comparer. Vous avez
des photos ? »
On lui montre celles qu’Antoine a prises ; avec son téléphone, il prend une photo du petit écran et l’envoie par
WhatsApp à Roman. Puis il l’appelle. Mais Roman affirme que non, ce ne sont pas du tout les vêtements de
Kyslytsky. Une longue discussion s’engage sur les dents du disparu, que Dmytro essaye de comparer avec celles
à peine visibles sur les photos du cadavre. Une vieille dame nous rejoint, Irina, une voisine, et ils discutent de la
dernière fois qu’ils ont vu Kyslytsky et Stas.
« Moi, c’était le 2 [mars], affirme Irina. Après j’ai plus vu personne.
— Moi, ça devait être le 4. C’est le jour où les orcs [beaucoup d’Ukrainiens désignent ainsi les militaires russes]
sont arrivés. Ils ont basé un sniper chez moi. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
2

Boutcha

Le pogreb est tout petit, avec des murs en brique et une étagère avec des bocaux de conserve de baies et de
tomates ; au milieu du sol en terre battue repose une petite flaque de matière pourrie grouillant d’asticots :
impossible de déterminer si ce sont des restes d’aliments ou de la pauvre fille. Elle a depuis été identifiée, mais
la loi interdit au procureur de communiquer son nom. Sa photo aussi, je l’avais déjà vue dans la presse, son corps
à moitié recouvert par une chouba couché devant l’entrée du pogreb.
Mais c’est différent lorsqu’on voit les lieux, le film des événements apparaît nettement, les soudards allant et
venant entre leur mortier et la maison mise à sac, buvant, s’ennuyant, ramenant des filles et les violant, puis
décidant d’en garder une. Ce qui reste impossible à imaginer, ce sont les pensées de cette jeune femme durant
ces journées sans fin, sa terreur, sa douleur, son angoisse.
Fosse commune
Tout le monde, maintenant, sait ce qui s’est passé à Boutcha. Tout le monde a vu les images de l’immense fosse
commune, creusée par des volontaires derrière la belle église Saint-André. Chaque journal a publié son enquête,
souvent détaillée rue par rue, sur les crimes commis : les huit volontaires civils fusillés sur le côté de la base
russe installée au 144 de la rue Iablounska ; les deux employés, dont un décapité, trouvés près de la voie ferrée
désaffectée ; le vieil homme abattu sur son vélo.
Selon Andri Nebytov, chef de la police de la région de Kiev, on comptait à la mi-mai 1 102 morts pour ce seul
district, dont plus de la moitié tués par balles, abattus en tentant de fuir la ville ou froidement exécutés. Partout,
les enquêteurs compilent des dossiers en vue des futurs procès pour crimes de guerre. Mais personne ne
comprend, les habitants de Boutcha encore moins que les autres. Ils cherchent désespérément à saisir non
seulement les causes mais aussi les faits, essentiels.
J’en ai eu la démonstration frappante lors d’un long entretien ambulant avec un jeune homme nommé Vadim
Evdokymenko. Je le retrouve à un arrêt de bus rue Iablounska, près de son immeuble bombardé et en partie
brûlé. Vadim, qui a tout juste 20 ans, est un garçon d’une grande douceur, au visage angélique. Coiffeur de son
état, il parle très vite, avec beaucoup de nervosité mais clairement.

« Il y avait cinq personnes cachées ici. Quand les Russes sont venus, ils ont
refusé d’ouvrir. Les Russes ont jeté une grenade, le garage a brûlé longtemps.
Mon père était parmi eux. » Vadim Evdokymenko, habitant de Boutcha
En marchant, il m’égrène les morts de son entourage, comme sa cliente de 23 ans violée puis assassinée,
retrouvée à la morgue par son père avec les mains brisées, sans doute parce qu’elle a tenté de résister. Il me
montre aussi son quartier, la station de train, son école élémentaire, les immeubles en brique des années 1960
construits pour les ouvriers de l’usine de verrerie en contrebas, un quartier de rues tranquilles, de petits
magasins, de voisins paisibles.
Enfin, par un chemin de terre qui serpente entre la voie ferrée et un terrain de sport herbeux, à dix minutes de son
immeuble, on arrive à une zone de petits garages en tôle, si communs autour des immeubles dans toute
l’ancienne URSS. Vadim s’arrête devant un box entièrement brûlé, au toit effondré, criblé de trous : « Il y avait
cinq personnes cachées ici. Quand les Russes sont venus, ils ont refusé d’ouvrir. Les Russes ont jeté une
grenade, le garage a brûlé longtemps. Mon père était parmi eux. » Sur son smartphone, il me montre les photos
qui lui ont permis de l’identifier : un morceau de cuisse dans un reste de jeans, quatre cartes bancaires, une carte
d’identité de l’usine d’aviation Antonov, une chaussure.
« Ton père, il est mort ici. Il y avait aussi une femme, deux enfants et un homme inconnu. Là, devant, il y avait
un tank garé. » Un habitant de Boutcha
Peu à peu, je parviens à reconstituer l’histoire. Les Russes, entrés dans Boutcha dès le 27 février, ont investi son
quartier le 1er mars ; le 3, Olekseï, son père, est sorti chercher du bois près de la station, puis s’est rendu à son
garage ; vers 16 heures, il a appelé sa femme une dernière fois. Puis le réseau a été coupé, et Vadim et sa mère
n’ont plus eu de nouvelles. Le 8, les deux ont quitté la ville par un « couloir vert », traversant un champ devant
des snipers russes jusqu’aux autobus d’évacuation. Tout ce temps, ils pensaient qu’Olekseï devait être caché
quelque part, incapable de communiquer avec eux, et qu’ils le retrouveraient plus tard. Mais le 10 mars, alors
qu’ils se trouvaient déjà à l’ouest du pays, un ami de son père l’a appelé pour lui dire qu’il avait disparu dès le
premier jour : « Il est sorti de son garage chercher des cigarettes et son ami ne l’a plus jamais revu. Il a dû se
retrouver coincé ici et s’est réfugié avec ces gens. Je ne sais pas qui ils étaient. »
A ce moment, un homme au visage buriné s’approche de nous et nous demande ce que nous faisons là. Vadim
lui explique, et l’homme, Anatoli, secoue la tête : « Ton père n’est pas mort ici, ça, j’en suis sûr. » Vadim,
interloqué, se rebiffe : « Mais les enquêteurs m’ont dit que c’était ici !
— Non, non. Ça fait quarante ans que je vis dans le quartier, je connais tout le monde. Je sais mieux ce qui s’est
passé ici que les enquêteurs.
— Vous connaissiez mon père ?
— Aliocha ? Bien sûr. Viens. »
Anatoli nous entraîne plus bas, par un chemin bordé de piles de détritus et de poubelles en métal, vers la fin de la
zone des garages, où il nous montre un autre box carbonisé. « Ton père, il est mort ici. Il y avait aussi une
femme, deux enfants et un homme inconnu. Là, devant, il y avait un tank garé. » Dans le petit garage, tout est
noir, calciné, on distingue un vélo, un fourneau, une machine à laver, des boules de Noël dispersées dans les
décombres. Vadim est sur les nerfs, désemparé, mais il garde son calme.
« Vous voyez ? Personne n’est d’accord sur l’endroit où ça s’est passé. Il va falloir que je retourne voir les
enquêteurs. En fait, ajoute-t-il, la police ne m’a jamais rien dit. J’ai commencé à chercher tout seul. A la
morgue, j’ai dû supplier pour avoir les photos. » Un autre homme s’approche. « Ici, il y avait six corps. Cinq en
haut, un en bas, dans la fosse. Certains ont peut-être été tués dehors, puis jetés dedans. »
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
1
Boutcha

Puis vient Boutcha. C’était, avant tout ça, une banlieue tranquille de
37 000 habitants, entourée de grandes forêts et toute proche de la « mer » de
Kiev, un vaste réservoir artificiel crée dans les années 1960. Coupée en deux par
une voie ferrée, la petite ville a son quartier huppé où alternent grosses datchas
cossues, hôtels, magasins de bricolage et restaurants, plusieurs « secteurs
privés » de petites maisons individuelles principalement habitées par des
retraités, des groupes d’immeubles d’époque soviétique et de grands ensembles
récents conçus pour attirer les jeunes citadins en manque d’air frais et d’espaces
verts.
Cinq semaines après le retrait russe, la ville a été prise d’une frénésie de
nettoyage, les carcasses des blindés détruits ont disparu, les rues grêlées
d’impacts d’obus ont été réasphaltées, les fosses communes et les tombes dans
les jardins vidées. La rue Vokzalna, où l’artillerie ukrainienne a ravagé début
mars une colonne russe, est de nouveau toute proprette ; au carrefour avec la rue
Iablounska, là où gisaient lors de la libération de la ville plusieurs cadavres aux
mains attachées dans le dos, des employés municipaux achèvent de repeindre les
passages piétons.
Lire aussi : A Boutcha, ville martyre de la banlieue de Kiev, le lent retour à la vie
Des familles promènent leurs chiens, des hommes à vélo de sport circulent au
milieu des ruines, incongrus avec leurs tenues moulantes fluorescentes et leurs
petits casques. Certains gardent leur humour, comme Mika Skoryk-Chkarivska,
la maire adjointe de Boutcha. Quand je l’interroge sur les portes des bureaux de
la mairie, arrachées de leurs gonds et posées contre les murs, elle sourit : « Les
Russes font tout pour nous rapprocher de l’Europe. Maintenant, grâce à eux, on
travaille en open space. » Mais les maisons détruites, les impacts des bombes
sur les immeubles et le vaste secteur tout neuf du cimetière, avec ses centaines
de tombes fraîches décorées de couronnes de fleurs en plastique aux couleurs
criardes, témoignent encore de la violence de ce qui s’est déroulé ici, de la
désolation qui reste. Ça, et les histoires.
« On en a marre, de parler aux journalistes ! », me hurle une dame à la porte de son jardin. Mais d’autres vous
accueillent plus chaleureusement. Sur la rue Vokzalna, un peu au-dessus des maisons pulvérisées lors du
bombardement de la colonne, un monsieur de 66 ans, Vladimir Ivanovitch, nous invite à entrer dans sa cour et
nous présente son neveu Viatcheslav, venu l’aider à réparer.
« C’était une fille d’ici, elle vivait à Kiev, mais elle était revenue pour aider sa grand-mère. Ils l’ont gardée
comme un jouet, et puis, quand ils sont partis, ils lui ont mis trois balles dans le visage. La police en a trouvé
deux, j’ai retrouvé la troisième après. » Viatcheslav, habitant de Boutcha
Des soldats russes s’étaient installés chez lui, avec un mortier de gros calibre dans le jardin derrière. L’intérieur
de la maison est un chaos absolu, tout a été retourné, ravagé, brisé, tout ce qui était neuf a été volé. Vladimir
Ivanovitch, au moment de la prise de la ville, début mars, s’était tout d’abord réfugié dans son pogreb, le
souterrain dans le jardin qui sert à conserver les aliments, puis avait filé avec sa femme vers la cave de l’école
toute proche ; le 12 mars, ils ont été évacués par la Croix-Rouge.
Pendant son absence, selon les voisins restés sur place, les soldats installés chez lui ramenaient des jeunes
femmes, et il a retrouvé des quantités de préservatifs usagés et de bouteilles d’alcool vide au milieu du foutoir
qu’ils ont laissé, ainsi que deux colliers, des bijoux en toc, qui pendent encore sur un poteau rouillé. Il y avait
aussi une femme morte dans le pogreb. C’est Viatcheslav qui a découvert le cadavre lorsqu’il est venu inspecter
la maison après la libération de la ville.
« Elle était nue, sur le dos, la tête éclatée, les jambes et le ventre tailladés au couteau, m’explique-t-il posément.
Elle portait juste une chouba [un manteau de fourrure] et des claquettes, et elle regardait vers le haut. C’était
une fille d’ici, elle vivait à Kiev, mais elle était revenue pour aider sa grand-mère. Ils l’ont gardée comme un
jouet, et puis, quand ils sont partis, ils lui ont mis trois balles dans le visage. La police en a trouvé deux, j’ai
retrouvé la troisième après. » Il me la montre, une longue balle fine, du 5,45 mm.
Commenter  J’apprécie          20
Jonathan Littell
Irpine

La route qu’ils gardent vient d’Irpine, et du petit quartier en deçà de la rivière par où tant de civils terrifiés ont
fui tout au long du mois de mars. Là, on reconnaît les lieux d’après les images qui ont empli la presse : l’église
aux bulbes dorés criblée d’éclats ou le pompeux monument aux morts de 1941-45 devant lequel, le 3 mars, un
obus de mortier lancé au hasard a tué une femme et ses deux enfants ainsi qu’un jeune volontaire qui les aidait.
Debout sur le trottoir, je regarde passer les voitures et cherche en vain l’impact de l’obus dans l’asphalte, avec
toujours en tête la fameuse photo de Lynsey Addario, celle où l’on voit les quatre morts couchés en rang entre
leurs valises à roulettes et la caisse du petit chien de la famille, épargné par la gerbe de shrapnels et qu’on entend
frénétiquement japper dans la vidéo du New York Times.
Juste au-delà se trouve le grand pont détruit, avec au niveau de la rivière la passerelle de fortune par laquelle
traversaient les réfugiés ; on peut encore y voir la camionnette blanche renversée là début mars, entourée
maintenant d’affiches et de tableaux patriotiques. Sur le pont lui-même, l’embouteillage de voitures abandonnées
a été remplacé par des engins de chantier et un checkpoint ; la route de contournement, en contrebas au ras de la
rivière, est déjà goudronnée.
Dans Irpine, presque tous les immeubles portent les cicatrices des violents combats qui se sont déroulés ici, alors
que la bourgade était transformée en no man’s land entre la rivière, tenue par les forces ukrainiennes, et Boutcha,
occupée par les Russes. L’architecture bon marché de ces banlieues donne un aspect particulièrement -
disgracieux aux destructions : sur les maisons individuelles et les petits immeubles, les plaques de polystyrène
isolant, collées à l’extérieur des façades et masquées par une couche de stuc peint, ont été arrachées, dispersées
et carbonisées par les détonations, laissant les murs noircis couverts des globules de silicone qui servaient à fixer
les plaques.
Commenter  J’apprécie          00
Jonathan Littell
De Kiev à Boutcha, les carnets de guerre.

Kiev

Avant, pour se rendre de Paris à Kiev, il fallait trois heures ; maintenant, on peut mettre jusqu’à trois jours et
demi. Vol jusqu’à Varsovie, voiture jusqu’à Lviv, juste après la frontière, puis train de nuit : un voyage à
l’ancienne, qui laisse le temps de voir les paysages défiler, qui donne une idée physique des distances et des
disruptions causées par la guerre, même loin du front.
La dernière fois que j’étais à Kiev, c’était pour fêter le Nouvel An avec des amis. Ksioucha Palfi nous avait
entraînés au Vognyk, une nouvelle boîte branchée où elle officiait comme DJ. Contrôles Covid sommaires à
l’entrée, sous-sols immenses, fêtards chics et sapés, alcool à flots. Vers cinq heures du matin, on s’est repliés
dans son nouvel appartement, juste derrière la Khrechtchatik, l’artère principale de la ville.
Inévitablement, entre deux verres, on a évoqué les rumeurs de guerre. Ksioucha, menue, gracile, s’est mise en
rage : « Ah, non ! J’ai attendu cinq mois pour recevoir ma cuisine Ikea. Cinq mois ! Si ces putains de Russes
viennent maintenant me la bousiller, je vous jure que je sors sur le balcon avec un Stinger [un lance-missiles]
pour leur faire la peau ! » Tout le monde a ri. Moins de deux mois plus tard, Ksioucha était réfugiée avec son
amoureux et son chat handicapé à Oujhorod, à la frontière slovaque, et m’envoyait par WhatsApp une vidéo où
elle préparait, avec des dizaines d’autres femmes sur la place du marché, des caisses de cocktails Molotov. On a
de nouveau ri, mais ce n’était pas drôle.
En mai, pénurie d’essence oblige, les voitures sont rares dans les rues de Kiev. Mais le siège de la ville est levé
depuis le retrait des forces russes, fin mars, et les restaurants rouvrent, les supermarchés ne manquent de rien, les
distributeurs automatiques fonctionnent, le métro et les bus ont repris, les taxis arrivent quand on les appelle.
Khrechtchatik, le soir, est plein de badauds, les hipsters envahissent comme avant le quartier de la porte Dorée,
et l’on n’est pas surpris de voir un jeune soldat, très droit dans sa veste pare-balles avec sa kalachnikov en
bandoulière, filer sur une trottinette de location.
Les alertes aériennes continuent à résonner une ou deux fois par jour, mais personne n’y fait attention, même si
toutes les trois semaines quelques roquettes frappent encore. Certes, les restaurants ferment à l’heure de l’apéro,
et le couvre-feu, à 23 heures, limite la vie sociale. Mais personne ne se plaint, et puis la situation évolue vite. Le
21 mai, le Vognyk rouvre ses portes, avec Ksioucha, revenue pour l’occasion d’Oujhorod, en tête d’affiche
(hélas, je n’étais pas en ville).
Kiev reste prête au retour des Russes, que beaucoup prédisent pour l’hiver prochain. Tous les axes principaux et
les ponts sur le Dniepr sont barrés de checkpoints fortifiés, avec des chicanes en béton, où seul un véhicule à la
fois peut passer, et des camions détruits rangés sur le côté, prêts à être tirés en travers pour bloquer la route. A
tous les carrefours importants, devant les complexes industriels, en bordure des parcs, on aperçoit des hérissons
de fer soudés à partir de tout et n’importe quoi, des bunkers recouverts de filets de camouflage faits maison, des
longues tranchées creusées par les gens du quartier.
Commenter  J’apprécie          00
Le fasciste n'a jamais achevé sa séparation d'avec la mère et ne s'est jamais constitué un Moi au sens freudien du terme p. 26

... contrairement à ce que pensait Hannah Arendt, cela n'est ni" froid" ni "banal" , c'est même le bonheur suprême de ce fonctionnaire. Il est exterminateur dans la mesure où il n'a besoin d'aucun autre sentiment de soi . Du moment qu'on le laisse faire, rien ne manque à son bonheur, il est un nazi fervent .p. 128 ( à propos d'Eichmann).
Commenter  J’apprécie          00
Encore une fois, soyons clairs : je ne cherche pas à dire que je ne suis pas coupable de tel ou tel fait. Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. Avec peut-être moins de zèle, mais peut-être aussi moins de désespoir, en tout cas d’une façon ou d’une autre. Je pense qu’il m’est permis de conclure comme un fait établi par l’histoire moderne que tout le monde, ou presque, dans un ensemble de circonstances donné, fait ce qu’on lui dit ; et, excusez-moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus que moi. Si vous êtes né dans un pays ou à une époque où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette pensée à l’esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n’êtes pas meilleur. Car si vous avez l’arrogance de penser l’être, là commence le danger. On se plaît à opposer l’État, totalitaire ou non, à l’homme ordinaire, punaise ou roseau. Mais on oublie alors que l’État est composé d’hommes, tous plus ou moins ordinaires, chacun avec sa vie, son histoire, la érie de hasards qui ont fait qu’un jour il s’est retrouvé du bon côté du fusil ou de la feuille de papier alors que d’autres se retrouvaient du mauvais. Ce parcours fait très rarement l’objet d’un choix, voire d’une prédisposition. Les victimes, dans la vaste majorité des cas, n’ont pas plus été torturées ou tuées parce qu’elles étaient bonnes que leurs bourreaux ne les ont tourmentées parce qu’ils étaient méchants. Il serait un peu naïf de le croire, et il suffit de fréquenter n’importe quelle bureaucratie, même celle de la Croix-Rouge, pour s’en convaincre. Staline, d’ailleurs, a procédé à une démonstration éloquente de ce que j’avance, en transformant chaque génération de bourreaux en victimes de la génération suivante, sans pour autant que les bourreaux viennent à lui manquer. Or la machine de l’État est faite de la même agglomération de sable friable que ce qu’elle broie, grain par grain. Elle existe parce que tout le monde est d’accord pour qu’elle existe, même, et très souvent jusqu’à la dernière minute, ses victimes.
Commenter  J’apprécie          50
" j'ai toujours eu peur", m'avait-elle dit un jour, il y a bien longtemps. Où était-ce ? je ne sais plus. Elle m'avait parlé de la peur permanente des femmes, cette vieille amie qui vit avec elles, tout le temps. La peur quand on saigne tous les mois, la peur de recevoir quelque chose à l'intérieur de soi, d'être pénétrée par les parties des hommes qui sont souvent égoïstes et brutaux, la peur de la gravité qui tire la chair, les seins vers le bas. il devait en être de même pour la peur d'être enceinte. Ça pousse, ça pousse dans le ventre, un corps étranger à l'intérieur de soi, qui agite et pompe toutes les forces du corps, et l'on sait que ça doit sortir, même si ça vous tue ça doit sortir, quelle horreur. Même avec tous les hommes que j'avais connu je ne pouvais pas m'approcher de cela, je ne pouvais rien comprendre à cette peur insensée des femmes. Et une fois les enfants nés, ça devait être pire encore, parce qu'alors commence la peur constante, la terreur qui vous hante jour et nuit, et qui ne finit qu'avec soi, ou avec eux.
Commenter  J’apprécie          10
Qu'en temps de guerre le citoyen, mâle du moins, perd un de ses droits les plus élémentaires, celui de vivre. Mais ils ont rarement noté que ce citoyen perd en même temps un autre droit, tout aussi élémentaire et pour lui peut-être encore plus vitale, en ce qui concerne l'idée qu'il se fait de lui-même en tant qu'homme civilisé : Le droit de ne pas tuer. Personne ne vous demande votre avis
Commenter  J’apprécie          00
Bien sûr, la guerre est finie. Et puis on a compris la leçon, ça n'arrivera plus. Mais êtes-vous bien sûr qu'on ait compris la leçon? Êtes vous certains que ça n'arrivera plus? êtes-vous même certain que la guerre soit finie ? D'une certaine manière, la guerre n'est jamais fini, ou alors elle ne sera fini que lorsque le dernier enfant néle dernier jour des combats sera enterré sain et sauf, et même alors elle continuera, dans ses enfants puis dans les leurs, jusqu'à ce qu'enfin l'héritage se dilue un peu, les souvenirs s'effilochent et la douleur s'atténue, même si à ce moment-là tout le monde aura oublié depuis belle lurette, et tout cela sera depuis longtemps déjà renvoyer au compte des vieilles histoires, même pas bonne à effrayer les enfants, et encore moins les enfants des morts et de ceux qui aurait souhaité l'être, morts je veux dire
Commenter  J’apprécie          00
Soit pour le total global dans mon champ d'activité des moyenne de 572 043 morts par mois, 131 410 morts par semaine, 18 772 morts par jour, 782 morts par heure, et 13, 04 mort par minutes, toutes les minutes de toutes les heures de tous les jours de toutes les semaines de tous les mois de chaque année de la période donnée soit pour mémoire 3 ans, 10 mois, 7 jours, vingt-heures et une minute. Que ceux qui se sont moquées de cette minute supplémentaires effectivement un peu pédantesque considère que cela fait quand même 13,04 morts en plus, en moyenne, et qu'ils s'imaginent 13 personnes de leur entourage tuées en une minute, s'ils en sont capables.
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jonathan Littell Voir plus

Quiz Voir plus

Retrouvez le bon adjectif dans le titre - (2 - littérature francophone )

Françoise Sagan : "Le miroir ***"

brisé
fendu
égaré
perdu

20 questions
3699 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature , littérature française , littérature francophoneCréer un quiz sur cet auteur

{* *}