Citations de Joseph Conrad (709)
La croyance en une origine surnaturelle du mal n'est pas nécessaire. Les hommes sont à eux seuls capables des pires atrocités.
Je suis convaincu que nul homme ne comprend jamais tout à fait ses propres esquives et ruses pour échapper à l'ombre sinistre de la connaissance de soi.
Chapitre VII
Il fut là-dessus d'une franchise parfaite, aussi franc qu'une tuile qui vous tombe sur la tête.
Les forces de la nature sont d'une franchise impitoyable.
FALK.
C'était une bête étrange. Mais les femmes, peut-être, aiment cela. Vu sous ce jour, il valait bien la peine qu'on l'apprivoisât, et je suppose que chaque femme au fond de son cœur se considère comme une dompteuse de bêtes étranges.
- La vérité, c'est qu'il ne faut jamais donner trop d'importance à quoi que ce soit dans la vie, en bien ou en mal.
- Vivre à petite vitesse, murmurai-je avec perversité. Ce n'est pas à la portée de tout le monde.
- Vous ne tarderez pas à vous sentir bien heureux de pouvoir seulement continuer à marcher, même à cette vitesse-là, rétorqua-t-il de son air de vertu consciente. Et il y a autre chose : un homme doit savoir tenir tête à sa malchance, à ses erreurs, à sa conscience, et à tout ce qui s'ensuit. Enfin - contre quoi d'autre voudriez-vous vous battre ?
Regarder une côte, tandis qu'elle défile, le long du navire, c'est comme penser à une énigme.
« Notez, reprit-il, en levant un avant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec ses jambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchant en habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nous ne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens de l’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait, n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pas colonisateurs : leur administration n’était que l’art de pressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants, et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont il y ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre force n’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse des autres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaient attraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait à posséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtre prémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant à l’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres. La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de trop près. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idée derrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée et une foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter, à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice… »
Je restai planté là assez longtemps pour qu'un sentiment de solitude totale s'empare de moi, à tel point que tout ce que j'avais vu dans le passé récent, tout ce que j'avais entendu, et la parole humaine elle-même, me semblait ne plus avoir d'existence, et ne survivre qu'un instant de plus dans ma mémoire, comme si j'avais été le dernier représentant de la race humaine. C'était une impression étrange et mélancolique, née presque inconsciemment, comme toutes les illusions, dont je soupçonne qu'elles ne sont pas autre chose que des visions d'une lointaine et inaccessible vérité vaguement entrevue.
La grande muraille de végétation, masse exubérante et emmêlée de troncs, de branches, de feuilles, de rameaux, en festons, immobile au clair de lune, était comme une invasion folle de vie muette, une vague roulante de plantes, empilée, crêtée, prête à s'abattre sur la crique, à balayer chacune de nos petites humanités hors de sa petite existence.
La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près.
Seuls les jeunes gens ont de tels moments. Je n'entends point par là les tout jeunes gens. Non. Les tout jeunes gens n'ont, à proprement parler, aucuns moments. C'est le privilège de la prime jeunesse que de vivre en avance de ses jours, dans toute cette belle continuité d'espérance qui ne connaît ni pause, ni introspection.
On referme derrière soi la petite porte qu'on connaissait, simple garçonnet – pour pénétrer dans un jardin enchanté. Ses ombres même luisent de promesses. Chaque détour du sentier a sa séduction. Et ce n'est point l'attrait d'une contrée inexplorée. On sait pertinemment que tout le flot de l'humanité en est passé par là. C'est le charme de l'expérience universelle, dont on attend une sensation inédite ou personnelle – un peu de soi-même.
(Incipit)
Le fleuve poursuivait sa course régulière et rapide, mais sur les berges régnait une muette immobilité. On eût pu croire changés en pierres jusqu'à la branche la plus mince, jusqu'à la feuille la plus légère, tous ces arbres vivants amarrés les uns aux autres par les plantes rampantes et les broussailles vivantes à leur pied. Ce n'était pas du sommeil, c'était anormal comme une transe. On n'entendait aucun bruit d'aucune sorte. Saisi, on continuait à regarder, jusqu'au moment où l'on finissait par se croire atteint de surdité et, alors, la nuit tombait d'un coup et on était frappé de cécité. A trois heures du matin un gros poisson sauta et ce bruit d'eau me fit sursauter comme une détonation. Quand le soleil se leva, il y avait un brouillard blanc, chaud et poisseux, plus aveuglant que la nuit.
Nos visages marqués par le labeur, par les déceptions, par le succès, par l'amour; nos yeux las cherchant encore, cherchant toujours, cherchant ardemment à extraire de la vie ce quelque chose qui, tandis qu'on l'attend encore, a déjà disparu - a passé sans qu'on le voie, en un soupir, en un éclair - en même temps que la jeunesse, que la force, que le romanesque des illusions.
Il était marin, mais il était aussi nomade, alors que la plupart des marins mènent, si l'on ose dire, une vie sédentaire. Ils ont l'esprit d'un tour casanier, et leur maison ne les quitte jamais _ c'est le navire; il en va de même pour leur pays_ la mer. Rien qui ressemble plus à un navire qu'un autre navire, et la mer est toujours la même. Dans l'immuabilité de ce qui les entoure, les rivages étrangers, l'immensité changeante de la vie, tout cela défile lentement, derrière le voile tendu non point par le sentiment de mystère, mais par une ignorance teintée de mépris; car il n'est rien de mystérieux pour un marin, hormis la mer elle-même, qui est la maîtresse de son existence, aussi impénétrable que la Destinée. Quand au reste, après ses heures de travail, le hasard d'une flânerie ou d'une bordée à terre suffit à déployer à ses yeux le secret de tout un continent, et il estime en général que le secret ne vaut pas d'être connu. Les histoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le sens tient dans la coque d'une noix ouverte.
(page 13)
Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être.
J'avais du mal à percevoir le sens véritable de ses réponses. J'aurais dû le voir immédiatement ; mais il n'en fut rien, tant il est difficile pour nos esprits, nourris de tant de souvenirs, de tant de connaissances, de tant d'informations, d'entrer en contact avec la réalité vraie qui nous côtoie. Et la tête farcie de notions préconçues sur la manière dont doivent se faire les choses.
Les forces naturelles ne sont pas querelleuses. Vous ne pouvez pas vous quereller avec le vent qui vous embrasse et vous humilie en vous arrachant votre chapeau dans une rue pleine de monde. Il n'avait avec moi aucune querelle. Pas plus que n'en aurait eu un bloc de pierre qui me serait tombé sur la tête. Il me tombait dessus conformément à la loi qui le mettait en mouvement, loi non pas de gravitation comme pour une pierre détachée, mais de conservation.
Mais savez-vous combien d'occasions j'ai laissé échapper ; combien de rêves j'ai laissé se perdre, qui s'étaient trouvés sur mon chemin ?
Il hocha la tête, plein de regret : " Je crois que certains d'entre eux auraient été très beaux - si je les avais forcés à se réaliser. "
Il se tut pendant un moment.
"...Non, c'est impossible; c'est impossible de faire partager la sensation du vécu de n'importe quelle période donnée de son existence _ ce qui en fait la vérité, la signification _ , son essence volatile et pénétrante. C'est impossible. On vit comme on rêve _ seul."
(pages 59-60)