Extrait du livre audio "Un sac de billes" de Joseph Joffo lu par Maxime Baudouin. ©Editions Audiolib. Parution en CD et en numérique le 14 avril 2021.
Peut-être ai-je cru jusqu'à présent me sortir indemne de dcette guerren mais c'est peut-être cela l'erreur. Ils ne m'ont pas pris ma vie, ils ont peut-être fait pire, ils me volant mon enfance, ils ont tué en moi l'enfant que je pouvais être...
Un frère est quelqu'un à qui on rend la dernière bille qu'on vient de lui gagner.
Ils ne m'ont pas pris ma vie, ils ont peut-être fait pire, ils me volent mon enfance, ils ont tué en moi l'enfant que je pouvais être...
- Jo !
On court après moi. C'est Zérati.
Il est un peu essoufflé. Dans sa main, il a un sac de toile qui ferme avec un lacet. Il me le tend.
- Je te fais l'échange.
Je n'ai pas compris tout de suite.
- Contre quoi ?
D'un doigt éloquent, il désigne le revers de mon manteau.
- Contre ton étoile.
[...]
Je me décide brusquement.
- D'accord.
C'est cousu à gros points et le fil n'est pas très solide. Je passe un doigt, puis deux et d'un coup sec je l'arrache.
- Voilà.
Les yeux de Zérati brillent.
Mon étoile. Pour un sac de billes.
Ce fut ma première affaire.

Je peux marcher longtemps à présent, je n'ai plus d'ampoules. La plante de mes pieds, la peau de mes talons a dû durcir. [...] Grandi, durci, changé... Peut-être le coeur aussi s'est habitué, il s'est rodé aux catastrophes, peut-être est-il devenu incapable d'éprouver un chagrin profond... L'enfant que j'étais il y a dix-huit mois, ce garçon perdu dans le métro, dans le train qui l'emmenait à Dax, je sais qu'il n'est plus le même que celui d'aujourd'hui, qu'il s'est perdu à jamais dans un hallier de campagne, sur une route provençale, dans des couloirs d'un hôtel niçois, il s'est effrité un peu plus chaque jour de notre fuite... [...] je me demande si je suis encore un enfant... Il me semble que les osselets ne me tenteraient plus à présent, les billes non plus d'ailleurs, une partie de ballon peut-être, et encore... Pourtant ce sont là des choses de mon âge, après tout je n'ai pas tout à fait douze ans, cela devrait me faire envie... eh bien non. Peut-être ai-je cru jusqu'à présent me sortir indemne de cette guerre, mais c'est peut-être cela l'erreur. Ils ne m'ont pas pris ma vie, ils ont peut-être fait pire, ils me volent mon enfance, ils ont tué en moi l'enfant que je pouvais être... Peut-être suis-je déjà trop dur, trop méchant, quand ils ont arrêté papa, je n'ai même pas pleuré. IL y a un an, je n'en aurais même pas supporté l'idée.
Demain je serai à Aix-les-Bains. Si cela ne va pas, si un obstacle quelconque surgit, nous irons ailleurs, plus loin, à l'est, à l'ouest, au sud, n'importe où. Cela m’indiffère. Je m'en fous.
M. Boulier m'a regardé et puis son regard est devenu vide comme si toutes ses pensées s'étaient envolées d'un coup. Lentement il a pris la grande règle sur son bureau et il en a placé l'extrémité sur la carte de France suspendue au mur. Il a montré une ligne qui descendait de Lyon jusqu'en Avignon et il a dit :
- Le sillon rhodanien sépare les massifs anciens du Massif central des montagnes plus jeunes...
La leçon était commencée et j'ai compris que pour moi, l'école était finie.
Il y a des moments où il suffit de peu de chose pour que la vie continue ou qu'elle s'arrête.

"Monsieur Joffo, j'arrive de votre pays, c'est formidable!" Quoique ayant parfaitement compris ce qu'elle voulait dire, je joue les naïfs : "Ah, la Touraine , C'est vrai les Tourangeaux sont formidables." Tout le monde sait que j'ai depuis fort longtemps une propriété en Touraine. Alors elle : "Qu'avez-vous de commun avec les Tourangeaux ? Je voulais dire Israël !"
J'aurais dû et j'aurais pu alors me lancer dans une longue polémique, lui expliquer ce qu'elle savait parfaitement, que les juifs nés en France sont français et qu'être juif en France c'est tout simplement être de religion juive au même titre qu'un français de religion catholique, protestante, bouddhiste ou musulmane. Et que ce qu'elle venait d'exprimer était aussi offensant pour moi que lorsqu'un homme politique demande à un autre homme politique, juif, s'il a la double nationalité. Mais il y a des cas où les dictons populaires sont une source de sagesse :
"Le silence et le plus grand
de tous les mépris."
Dialogue avec mes lecteurs.

Je voudrais te demander : qu'est ce que c'est qu'un Juif ? [...] - Eh bien, ça m'embête un peu de te le dire, Joseph, mais au fond, je ne sais pas bien.
Pour que les hommes puissent vivre tranquilles, c'est extrêmement simple, il faut tuer tout les Juifs et tous les cordonniers.
- Mais pourquoi les cordonniers ?
Je demandais : Mais pourquoi aussi les Juifs ?
J'ai l'impression que le rêve de sa vie aurait été de m'enfoncer dans le mur et je me pose la question : Pourquoi , Je suis donc son ennemi ? On ne s'est jamais vus, je ne lui ai rien fait et il veut me tuer.
Peut-être ai-je cru jusqu'à présent me sortir indemne de cette guerre, mais c'est peut-être cela l'erreur. Ils ne m'ont pas pris ma vie, ils ont peut-être fait pire, ils me volent mon enfance, ils ont tué l'enfant que je pouvais être ...
Je préfère raconter la suite au présent, cela rendra peut-être l'aventure plus anodine, lui retirera cette aura de sacré que confèrent les temps passés, de l'imparfait au passé simple. Le présent est le temps sans surprise, un temps ingénu, celui où l'on vit les choses comme elles arrivent, elles sont neuves encore vivantes, c'est le temps de l'enfance, celui qui me convenait.
J'ai vu que papa n'était plus là, j'ai compris qu'il n'y serait jamais plus ... C'en était fini des belles histoires contées le soir à la lueur verte de l'abat jour. Finalement Hitler aura été plus cruel que le Tsar. C'est vrai j'ai grandi.
J'ai traîné un peu, ce qui n'était pas mon genre et je me suis placé derrière, à la queue de la file.
On est entrés deux par deux devant le père Boulier et j'ai gagné ma place à côté de Zerati.
La première heure c'était la géo. Ça faisait longtemps qu'il m'avait plus interrogé et j'avais un peu la trouille, j'étais sûr d'y passer. Il a promené son regard sur nous comme tous les matins mais il ne s'est pas arrêté sur moi, ses yeux ont glissé et c'est Raffard finalement qui est allé au tableau pour se ramasser sa bulle.