Citations de Juliana Léveillé-Trudel (89)
La meilleure façon de tuer un homme, c’est de le payer à ne rien faire.
DES FOIS ON SE SENT BIEN et protégés parce qu’on est seuls et tranquilles au bord d’un fjord magnifique, parce qu’on est loin de l’agitation des grandes villes, parce qu’en grimpant en haut de n’importe laquelle des montagnes autour on peut embrasser tout le village d’un seul regard, faire mentalement le chemin du fond de la baie au détroit, voir le ciel qui s’éclate en mille couleurs quand le soleil commence à descendre derrière les falaises. Une beauté en forme de coup de poing dans le ventre, il y a juste la toundra qui fait ça, paysage complètement démesuré et bouleversant tout seul au bout du monde avec si peu de gens pour l’admirer.
Je refuse qu’on écrase trop brutalement ceux qui sont trop lumineux pour le reste du monde, je refuse qu’on empêche les étoiles de briller, je refuse qu’on force les comètes à ralentir pour ne pas faire de jaloux.
Est-ce que vous savez comme on vous aime, bordel de merde, est-ce que vous savez comme on vous aime plus que vous-même ? Mais en ce moment je te déteste Noah, je te jure que je te déteste, qu’est-ce qui t’a pris, sale petit con ? Fuck, fuck, fuck, c’est pas ça, c’est pas comme ça que ça marche, on n’est pas supposé s’informer d’un ami qu’on n’a pas vu depuis des mois et apprendre qu’il est mort, pas supposé demander « comment va Noah ? » et se faire répondre : « Il est mort, du haut de ses dix-sept ans il trouvait qu’il en avait assez vu, il s’est tiré une crisse de balle dans la tête parce que tout le monde a une arme et tout le monde sait comment s’en servir, merci bonsoir.
[A propos du Nunavik, territoire du nord du Québec, dont les habitants sont majoritairement des Inuits:]
C'est comme en Afrique, c'est bizarre… Comment deux coins du monde si éloignés l'un de l'autre peuvent-ils se ressembler autant?
Ce n'est pas bizarre: tout le monde est pareil au fond. Sauf les Occidentaux. Indian time, African time, Mexican time, c'est le même temps, c'est nous [les Occidentaux] qui vivons à l'envers, et c'est nous qui sommes convaincus d'avoir raison.
(...), mais peut-on empêcher un cœur d'aimer?
Je ne sais pas s'il existe un endroit pour nous deux, je pense à tout ce qui peut dérailler quand deux êtres humains essaient de bâtir quelque chose ensemble, et aussi à la beauté fragile d'une charpente qui tient le coup, malgré tout.
Vu d'ici, on dirait que rien n'a changé, mais le paysage vieillit peut-être, lui aussi, épuisé par les industries des hommes.
Les gens se demandent pourquoi vous partez de chez vous, Eva, pour atterrir sur l'impitoyable ciment d'une ville où vous ne connaissez personne, mais c'est tout simple, au fond, c'est pour ne connaître personne, justement. Dans un village de quatre cents habitants, c'est difficile de ne pas voir quelqu'un. Quand ce quelqu'un vous a violés ou a tué un membre de votre famille, le métro de Montréal peut sembler bien accueillant.
Tout le monde veut toujours entendre le sordide, le scandaleux, le juteux, le violent, le troublant.
Je laisse le silence s'étirer un peu, même si je cherche plutôt à le remplir, d'habitude.
La ville a disparu depuis plusieurs heures, avec sa chaleur d'été incrustée dans l'asphalte malgré septembre qui avance. Je migre à l'envers dans le ciel bleu éclatant, un jour de Grand Nord qui se montre doux, qui fait semblant que ce n'est pas si froid chez lui et que la vie n'y est pas si rude. (Incipit)
Dans deux jours tout va être correct, c'est l'arrivée qui est bizarre. Le contraste entre les bruits de la ville qui donnent l'illusion qu'on n'est pas seule et le silence ici qui ne permet pas de s'en faire accroire. Dans deux jours tout va être correct.
A chaque départ je me sens coupable de partir, pour ceux que je laisse derrière, dans les deux sens, de Montréal vers le Nord, du Nord vers Montréal, de Montréal vers tous les recoins de la planète où j'ai vagabondé depuis que j'ai l'âge d'acheter un billet d'avion. Quand je pars j'ai envie de rester, quand je reviens j'ai envie de partir, j'emporte avec moi ceux que j'aime, mais on est toujours tout seul dans un aéroport.
J'avance de quelques pas, le ventre soudain noué. L'angoisse, toujours, pour tout et pour rien.
Deux vies qui se sont croisées à un drôle de moment.
[...] ça ferait plaisir à Lizzie et à tous les autres qui vont absoudre leurs péchés dans la belle église blanche de Salluit, le dimanche matin. Parce que tout le monde peut boire, battre, fumer, blasphémer, baiser, abuser, mentir, voler, briser, violer, tromper, tout le monde ressort blanc comme un lagopède de janvier le dimanche midi, tout le monde recommence jusqu'au dimanche suivant. Le seul péché impardonnable, c'est l'avortement, parfois une fille se lance à toute vitesse sur les pistes de quad dans la montagne, elle fonce exprès sur les trous et les crevasses et si elle a de la chance, elle arrivera à décrocher le bébé.
(p. 95-96)
Il y a Julia superbe l'été dernier, Julia comme une future reine, mais c'est fini maintenant, Julia le visage boursouflé par l'alcool et la drogue, le corps alourdi par toutes ces cochonneries que la Coop vend moins cher que les légumes, les yeux éteints par je ne sais quelle tristesse, oh, Julia. Julia traîne ses pas lourds dans les rues de Salluit, elle a laissé l'école et ne fout rien de ses journées sauf promener son désespoir, son renoncement au monde, parfois seule, parfois avec d'autres qui partagent la même misère. Je croise souvent leur chemin, et les fillettes qui me suivent me chuchotent à l'oreille en les pointant du doigt : 'les drop-out'. Elles pourraient me chuchoter 'les pestiférés' ou 'les sidéens' sur le même ton, le ton des calamités, le ton de la honte et du mépris, et pourtant vous aussi, mes pauvres petites chéries, vous risquez fort de connaître le même sort, dans votre école qui ne sait pas comment vous garder entre ses murs.
(p. 34-35)
Je devais avoir l’air un peu militaire avec mes consignes, mais j’avais seulement envie d’être une maman ourse, de donner l’amour comme je l’avais reçu, parfois tendre et doux, parfois rugueux.
(La Peuplade, p.145)
Le Nord est inscrit dans notre ADN comme une trace lointaine dans le sang, dans notre sang, où coule aussi celui des premiers peuples.