Citations de Juliana Léveillé-Trudel (89)
Comment reprocher à quelqu'un de ne pas maîtriser notre langue quand on ne peut rien dire dans la sienne ?
Je ne sais pas s'il existe un endroit pour nous deux, je pense à tout ce qui peut dérailler quand deux êtres humains essaient de bâtir quelque chose ensemble, et aussi à la beauté fragile d'une charpente qui tient le coup, malgré tout.
J'avance de quelques pas, le ventre soudain noué. L'angoisse, toujours, pour tout et pour rien.
Je laisse le silence s'étirer un peu, même si je cherche plutôt à le remplir, d'habitude.
Deux vies qui se sont croisées à un drôle de moment.
Vu d'ici, on dirait que rien n'a changé, mais le paysage vieillit peut-être, lui aussi, épuisé par les industries des hommes.
Dans deux jours tout va être correct, c'est l'arrivée qui est bizarre. Le contraste entre les bruits de la ville qui donnent l'illusion qu'on n'est pas seule et le silence ici qui ne permet pas de s'en faire accroire. Dans deux jours tout va être correct.
La ville a disparu depuis plusieurs heures, avec sa chaleur d'été incrustée dans l'asphalte malgré septembre qui avance. Je migre à l'envers dans le ciel bleu éclatant, un jour de Grand Nord qui se montre doux, qui fait semblant que ce n'est pas si froid chez lui et que la vie n'y est pas si rude. (Incipit)
La connaître d’égale à égale. Poser les questions qui ne viennent pas à une adolescente, celles qui surgissent plus tard. Découvrir ce qu’elle a été avant d’être ma mère.
Tous les morceaux qui manquent, tous les petits et grands mystères qui ne seront pas résolus.
Je ne sais pas s’il existe un endroit pour nous deux, je pense à tout ce qui peut dérailler quand deux êtres humains essaient de bâtir quelque chose ensemble, et aussi à la beauté fragile d’une charpente qui tient le coup, malgré tout.
Elle parlait en étirant toujours la dernière lettre. Je ne savais pas encore que les doubles voyelles étaient courantes en inuttitut, mais j’aimais le son que ça faisait, le sentiment d’être autorisée à se traîner les pieds dans les mots. Ouiii.
Ukiuq. Hiver. Et aussi : année. Ici on peut compter son âge en hivers.
Ilinniavik.
(Endroit où s’efforcer d’apprendre.)
C’est un joli mot, mais il ne dit pas tout, il ne dit pas ce qu’elle a dû s’efforcer d’apprendre, Mary : la langue et l’histoire des autres.
Les bruits de l’hiver et de l’enfance s’emmêlent dans son sillage : frottement des pantalons de nylon, craquement de la neige sous les bottes, chuintement du traîneau qui glisse sur la surface blanche.
« Kingnguq : ressentir le besoin de ce qui est disparu [...] uqatsianguaruti : moyen pour faire joliment semblant de parler »
Je devais avoir l’air un peu militaire avec mes consignes, mais j’avais seulement envie d’être une maman ourse, de donner l’amour comme je l’avais reçu, parfois tendre et doux, parfois rugueux.
(La Peuplade, p.145)
J’aimerais réapprendre à ne rien faire, passer des heures à guetter des oiseaux ou des grenouilles. Inventer des routes sur les cailloux comme sur la rivière de mon enfance, quand on escaladait les rochers avec un sérieux d’alpiniste.
(La Peuplade, p.15)
Dans la classe de Lise, le grand tableau disparait presque sous les cartons de toutes les couleurs et leurs définitions pigées dans « Inuit uqausillaringit ». Un dictionnaire qui ne ressemble à aucun autre, rempli de poésie dans sa façon imagée de décrire le monde.
(La Peuplade, p.143)
Kingnguq
(Ressentir le besoin de ce qui est disparu)
La question qui me revenait de plus en plus souvent en tête : existait-il une façon de renouer avec eux ? Sans leur dire quoi faire, cette fois. Plutôt en leur laissant la parole, en écoutant leurs histoires. Faire un bout de chemin pour les retrouver dans leur langue.
… je redescends, marchant prudemment sur la mince ligne qui sépare la tranquillité de la solitude.