Mais qu’est-ce donc que ce « Cercueil de Job » ? Titre bien peu engageant, mais on se laisse séduire au moins un peu par la couverture de l’édition Totem, y compris en ligne - c'est celle-là même qui était présentée au catalogue de Lirtuel (bibliothèque belge francophone gratuite en ligne) ; pour moi qui suis sensible à cela, eh oui !, cette couverture a un côté indéniablement interpelant, presque envoûtant, et on se rendra compte au fil de la lecture à quel point elle est appropriée.
Cela dit, rassurez-vous : on a dès les toutes premières pages du livre, une évocation de ce qu’est ce fameux Cercueil, à travers les mots de l’héroïne même ; je vous laisse la surprise si vous décidez de lire ce livre, si ce n’est déjà fait. Cependant, un tel titre reste un peu trop impressionnant à mon goût, si bien que j’ai voulu quand même creuser davantage. Ce n’est pas divulgâcher que de dire ce que plusieurs commentaires antérieurs au mien ont déjà révélé : il s’agit d’un astérisme (mot bien savant qui, selon Wiki, est simplement une « figure remarquable dessinée par des étoiles particulièrement brillantes. »), faisant partie de la Constellation du Dauphin, petite constellation de l’hémisphère nord nous dit toujours le même Wiki : un nom que j’avais déjà entendu mais que je serais bien incapable de situer dans un ciel nocturne !
Or, le père de Bell Hood, notre héroïne principale, très jeune esclave (noire, évidemment) en fuite vers le Nord, était parfaitement capable de reconnaître les étoiles, et avait initié sa fille à faire de même, pour qu’elle puisse goûter un jour à cette liberté qu’il n’avait cessé de chercher. Cela n’a pas empêché la jeune fille d’être marquée au fer rouge sur les joues, en « punition » contre son père repris après une énième fuite, et une de ses dents est percée d'un trou en forme d'étoile, pour les mêmes raisons. Le livre commence alors que Bell Hood est en route vers cet improbable Nord, et d’emblée on reconnaît une femme (aussi jeune qu’elle soit) forte et volontaire, forçant une certaine admiration. Tout au long de sa route, elle croisera divers personnages, certains attachants, d’autres beaucoup moins, mais toujours elle restera « debout », envers et contre tout.
En parallèle au chemin de Bell Hood, guidée par ses seules étoiles d’une manière qui peut parfois paraître aléatoire, on suit le cheminement d’un certain Jeremiah Hoke, qui n’est jamais appelé que par son nom. C’est avec lui qu’on entre de plain-pied dans le contexte dur de la guerre de Sécession qui fait alors rage. Il fait partie de l’armée des Confédérés, sans réelle conviction, lui qui vivait alors dans un État pourtant partagé (le Tennessee) entre les deux camps. Gravement mutilé aux mains lors de la tristement célèbre bataille de Shiloh, il est sauvé de façon inattendue alors que tous autour de lui sont morts ou mourants, ce qui fait de lui un pas-tout-à-fait déserteur qui, à partir de là, va entamer une errance sans but, dans une vague recherche de rédemption, lui qui a de plus en plus conscience que l’esclavage n’est pas une bonne chose, mais n’est pas capable d’assumer entièrement ce qui aurait pu être une véritable conviction.
Ces deux destins parallèles finiront bien par se rencontrer tôt ou tard, on le devine dès qu’on a compris que les deux vont nous guider à travers tout le livre, mais c’est loin d’être l’objet principal de l’histoire – et j’ajouterai : heureusement ! car ladite rencontre ne m’a guère convaincue…
C’est ainsi qu’on suit, disais-je donc, les deux personnages principaux à travers des (très longs) chapitres alternatifs entre les deux, avec chaque fois en « appel », soit une retranscription de témoignages oraux d’anciens esclaves, recueillis dans les années 1930 (quand il s’agit de Bell Hood) ; soit de divers documents de / relatifs à la guerre de Sécession (pour Hoke).
Il est certes impossible de vérifier facilement l’authenticité de ces documents : les références qu’en donne l’auteur sont plus que minimales, si bien qu’ils sont introuvables lors d’une recherche « basique » sur Internet. Cependant, on sait que plus d’un témoignage sur des événements durs, et certainement sur les guerres ou sur l’esclavagisme, ont fait l’objet d’interviews retranscrites d’une façon ou d’une autre, formant ainsi, effectivement, une « collection d’histoire orale » comme mentionné ici. De même, on sait qu’il y a eu de nombreux échanges de courriers entre officiers lors de la guerre de Sécession, des lettres de soldats, des notes ici et là, des articles de journaux etc. Ainsi, qu’ils soient authentiques ou juste suggérés (ne serait-ce que par pudeur envers les personnes réelles qui auraient vécu des situations similaires), tous ces passages précédant chaque chapitre n’en donnent pas moins un cachet terriblement réaliste, un caractère encore plus dramatique, à cette terrible (double) page de l’histoire des Etats-Unis.
Je dois ajouter à tout cela que la guerre de Sécession est un événement qui m’a toujours intéressée, peut-être parce que j’ai été bercée (drôle de mot vu le contexte, mais c’est le premier qui me vient à l’esprit !) par la série « Nord et Sud », qui est sortie alors que j’étais encore ado, à la fin des années 1980 – avec le beau Patrick Swayze en personnage principal, côté Sud hélas ! mais ça a sans aucun doute contribué à mon attrait pour cette série. Peu après, d’ailleurs, j’ai lu au moins les deux premiers tomes de la série éponyme, de l’auteur John Jakes, publiés à la même époque chez France Loisirs dont mes parents étaient membres – je le souligne, car bien évidemment, ce sont les personnages principaux de la série télévisée que l’on trouvait en couverture ! Si les livres en question ont disparu depuis longtemps de ma bibliothèque, au fil des différents déménagements de mes parents, j’en garde un souvenir un peu ému – non plus de l’histoire précise des personnages de ces livres, que j’ai même complètement oubliés, mais du sentiment général que ces lectures avaient provoqué en moi.
Partant de là, je me suis donc assez bien intéressée au sujet, que ce soit la guerre même, mais aussi cette ségrégation constante aux Etats-Unis, jusqu’au mouvement des droits civiques, sans pour autant chercher particulièrement des livres qui en parlent, mais ceux sur lesquels je suis tombée au hasard de mes lectures, m’ont toujours beaucoup touchée. Je ne vais pas faire une liste exhaustive ici, mais je peux citer parmi ceux qui m’ont le plus marquée, dans des genres très différents : « Brasier noir » de Greg Iles, « Alabama 1963 » de Ludovic Manchette et Christian Niemiec, « Carnaval » de Ray Celestin, « Le temps où nous chantions » de Richard Powers, ou encore le très réaliste malgré une touche fantastique « Je suis fille de rage » de Jean-Laurent Del Socorro.
Tout ça pour dire que ce livre-ci ne m’a rien appris de bien nouveau sur la guerre de Sécession et/ou sur les traitements réservés aux esclaves noirs à cette époque, et pire encore s’ils osaient revendiquer leur liberté de quelque façon que ce soit. Il n’a pas non plus l’apanage de la violence qui peut être faite à autrui, juste parce que cet autre a une couleur de peau qui le rendrait soi-disant « inférieur » - il y a certes quelques scènes très dures, ici, mais elles rappellent alors certains autres passages insoutenables, relevant de la pure torture, dans le « Brasier noir » précité, par exemple, et le tout vient me hanter… Enfin, je n’ai pas non plus été surprise de lire ici ce qu’on oublie trop souvent : même les soldats de l’Union, les prétendus « bons », n’étaient pas forcément en faveur d’une abolition de l’esclavage, au contraire, certains restant incapables de considérer les Noirs comme des égaux, comme des êtres humains tout simplement – et inutile de rappeler combien l’histoire récente des Etats-Unis prouve que, pour un certain nombre de citoyens, ce n’est toujours pas acquis… La ségrégation même non officielle a encore de beaux jours devant elle !
Alors, pourquoi ce livre-ci m’a-t-il malgré tout paru marquant ?
Outre les appels des chapitres qui donnent ce cachet véridique que j’expliquais plus haut, je pense que c’est lié au développement des personnages. Bell Hood tient bien entendu le haut du pavé, car elle n’est pas seulement désireuse d’atteindre le Nord et de devenir libre, non, elle est déjà libre dans sa tête, dans ses actions, dans sa façon de voir le monde et de « mener » les quelques compagnons de voyage qu’elle se fera au cours de son périple – et ça, vu les circonstances de l’époque, c’est tout simplement remarquable. On a là une Rosa Parks avant l’heure, à une époque où le geste de Rosa Parks n’était absolument pas imaginable ; c’est une héroïne inoubliable (si elle a existé, et même dans le cas contraire, son personnage de fiction a quelque chose de réconfortant) : femme, Noire et libre. À elle seule, elle donne un véritable souffle à ce roman pourtant long, et on aurait eu envie d’en savoir davantage après le dernier chapitre du livre…
À côté d’elle, le personnage de Hoke m’a paru très peu intéressant, voire méprisable. Marqué certes par une enfance malheureuse, qui peut peut-être expliquer certaines choses, il est là à errer dans sa propre vie, du début à la fin de ce livre. Or, même si la bataille de Shiloh semble avoir été déterminante pour lui, elle ne lui donnera pour autant pas les c* d’affirmer ses idées qui s’éloignaient pourtant tellement de celles des Confédérés, à qui il reste attaché d’une façon tout à fait imbécile, malgré son approximative recherche de rédemption.
Ce sont paradoxalement les personnages secondaires qui gravitent autour de lui, qui m’ont semblé les plus attachants : le couple Groff, aussi bien madame qui s’asseoit fermement sur ses idées anti-esclavagistes, que monsieur qui est lui-même à la recherche de sa propre rédemption, après des actes pourtant « humanitaires ». Ou bien le daguerréotypiste Henry Liddell, qui avec son esclave June, « acquis » sur un malentendu et qu’il ne considérera jamais comme un esclave, justement, ouvre tout un monde en couleurs, celui du début de la photographie, mais aussi celui du choix du mot juste pour désigner toute chose, lui qui était si attentif aux détails ; mais encore, et c’est là le plus beau sans doute, il marque l'espoir de la tolérance, d’une certaine fraternité indépendamment de toute considération de race ou d’appartenance.
Ainsi, je peux conclure en disant que ce livre n’est pas forcément indispensable (comme j’ai lu çà et là) pour appréhender cette page de l’histoire américaine, car il en existe pléthore d’autres sur le sujet, et certains sont au moins aussi bons, même si c’est parfois dans des genres différents. Il n’en reste pas moins marquant, essentiellement grâce à son souci d’authenticité, invérifiable mais pour le moins très vraisemblable, et à travers quelques personnages secondaires touchants, et surtout sa personnage principale inoubliable, une femme forte, Noire et libre (au moins dans sa tête, ses actions, sa façon de penser) avant l’heure décidée par d’autres.
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