Je ressentis soudain une grande distance entre nous, comme si chacun, à cet instant, se tenait seul sur son carreau de linoléum, à mille lieues des autres. Trop éloignés pour sauter d'île en île, il fallait nous contenter du regard que l'un pouvait porter sur l'autre, comme ma mère le faisait alors avec mon père.
Etre un Hayden constituerait alors ma première identité, que je n'avais pas demandée, mais que je ne pourrais ni désavouer, ni renier.
En observant le regard mort de l'oiseau, je me rendais compte que les plus étranges relations auxquelles on ne pense pas - le sexe et la mort, le désir et la violence, l'envie et la déchéance - sont nichées là, oui, bien nichées au cœur même des âmes les plus pures.
C'est ainsi que la vérité m'apparut. Oncle Frank était le frère de mon père. Et mon père le connaissait aussi bien que n'importe quel autre homme ou femme. Et mon père savait qu'il était coupable.
Si j'étais rentré dans la maison, si j'étais resté dans la cuisine, ou à l'inverse si j'étais parti dans la même direction qu'Oncle Frank, je n'aurais jamais entendu la conversation entre mon père et ma mère et j'aurais peut-être gardé toute ma vie des illusions sur ma famille en particulier et sur le genre humain en général.
Bien que nous vivions au coeur de la ville, je pouvais m'en évader en quelques minutes, en marchant, en courant, à bicyclette, ou en longeant la voie ferrée de l'autre côté de notre jardin, derrière la maison.
Une histoire qu'il revient à moi seul de conter.
Pourquoi cette promesse d'une vie riche en aventures, en dangers et en actes de bravoure que pouvait laisser espérer le métier de mon père tardait-elle tant à se concrétiser ?
- Ecoute, Gail, je ne veux pas qu'on discute de cette histoire dans toute la ville. Nous n'avons aucune preuve.
- Je vais m'occuper de ça, Gail. A ma façon.
Si mon père ne correspondait pas à l'image idéale que je me faisais d'un shérif, son métier ne trouvait pas plus grâce aux yeux de ma mère.