Citations de Laurent Pépin (111)
J’ai déjà appris certaines choses, par contre, depuis que je vis dans le Centre. Par exemple, il ne faut pas forcément dire la Vérité mais il faut apprendre à l’aimer. Pour pouvoir la transformer en autre chose. C’est un travail de longue haleine.
Blanche-Colombe, par exemple, me déposait régulièrement son tamis de vent agglutiné qui lui servait à passer le temps, afin que je le répare. Je partais alors capturer les aquilons et les papéliotes en bas âge, dans le parc, avec une éolienne de poche, puis j'enfermais les vents dans le tamis. Ce n'était pas évident : les vents se tordaient comme des cordes, se brisant dès lors que l'imagination venait à manquer. La moindre pensée filtrée, qui pouvait me visiter à mon insu, en affectait le dynamisme propre et je n'avais plus qu'à retourner courir dans les bois à l'affût des bris d'air.
J’avais du mal à rester seul depuis la mort de la mère l’année précédente. Au mois de novembre, d’un cancer du poumon, à quelques jours de mon anniversaire.
Ça avait été compliqué, parce que je voyais bien dans leurs messages que mes frères étaient tou- chés par ce décès, mais moi sur le moment je ne savais pas trop, ça faisait plus de trente ans que j’attendais son décès pour avoir le droit de faire mon deuil.
Elle avait une maladie, la mère. J’ai passé mon enfance à me demander de quoi elle était malade. C’était le bonheur de ses bébés, la mère. Elle aimait tout dans la conception : faire l’amour, porter l’enfant, l’allaiter puis dormir avec. Mais quand les bébés se mettaient à galoper pour aller voir le monde, la mère, elle, restait au lit et disparaissait de leur vie.
Quand elle est morte, j’ai développé un petit cancer cutané. Pour moi, quand j’essayais de comprendre ce qui m’arrivait, je me disais qu’en fait ce n’était pas un carcinome basocellulaire mais un horcruxe. Une putain de cicatrice qui venait réveiller ce que j’avais voulu enfouir durant toutes ces années et qui me parlait constamment d’un monde et d’une histoire que je ne voulais plus reconnaître comme les miens.
J’y suis allé, moi, à la fin du monde. Seulement, il ne faut pas croire, il n’y avait rien, après.
Et nous pouvons seulement hanter nos lits, les couloirs, nos pensées, nos corps. Parce que nous ne sommes plus des inventeurs de monde et que nous errons en regardant se dissoudre la langue, les paroles écroulées, abattues comme des oiseaux morts à nos pieds...»
Je voulais lui en parler. Ça me fait toujours bizarre de ne pas savoir comment l’appeler. Elle disait qu’elle n’avait pas de nom mais que je pou- vais l’appeler comme je voulais. Ce soir-là, j’au- rais voulu qu’elle ait un nom. Parce qu’elle n’était pas là et que je voulais l’appeler.
Souvent, quand je ne la voyais pas, je commen- çais simplement à lui parler comme si elle était dans la pièce et elle apparaissait. Je ne me suis jamais vraiment demandé comment elle faisait. C’était une Elfe, après tout. C’est ce qu’elle m’avait dit. Je n’avais pas de raison de ne pas la croire.
Je tâchais de me raisonner en me disant qu’après tout, quand on veut vivre une histoire d’amour avec un personnage de conte de fées, on le laisse partir avant minuit s’il souhaite qu’il en soit ainsi.
(p. 41)
"J'ai aussi besoin de disparaître, je ne peux pas être comme tu le voudrais, et puis tu aurais peur dans le ciel, tu le sais bien."
Je ne répondais pas.
"Quand je disparais, ça ne veux pas dire que je n'existe plus ou que tu n'existes plus."
Je ne répondais pas.
"Ça veut dire que je vis d'autres choses, c'est tout. C'est pour nourrir mes racines, disait l'Elfe.
Et dans le noir, quand je redevenais l'être-monde coupé du reste de l'univers, je pensais aux Monstres et j'avais peur.
L’ère d’une psychiatrie offrant asile était désormais révolue.
(p. 27)
La poésie, c’est aussi quand on descend en parachute avant d’aller boire une bière.
(p. 23)
J'étais envahi par ma propre personne et je ne faisais attention à toi que dans la mesure où j'en avais besoin. J'ai aspiré ton énergie vitale et si tu n'étais pas partie peut-être que tu serais morte...
Il y a toujours une fenêtre que je laisse ouverte pour que les Monstres puissent entrer.
(Incipit)
On attend du psychologue qu’il entrave l’avènement de la pensée singulière.
(p. 7)
Depuis toujours, j’ai du mal à établir des contacts avec les gens « normaux ». Quand je suis dans le trou noir, la tronche à l’envers, avec l’envie d’engueuler le vent et les oiseaux, je me dis parfois que ce sont des modèles en série, des ersatz, des brumes floues, sans consistance.
Alors que les bizarres, c’est plus noble. Eux,ce sont des modèles uniques qui sont nés sans mode d’emploi et en kit et qui ont dû se fabriquer seuls. Alors, bien sûr, ça donne des constructions très personnelles. Les idées ne sont pas au bon endroit, ou bien elles sont morcelées ou trop vastes, sans limites. Et parfois, il manque des pièces. C’est le problème des trucs en kit.
Mais malgré la joie et l’émotion que j’éprouvais à les entendre relater leurs aventures, je n’ignorais pas que la bulle de protection dont je tâchais de les envelopper était un mirage voué à s’estomper.
(p. 13)
Et quand je caressais son corps, il m'arrivait d'amuser mes mains à essayer de découvrir où était localisé le récepteur Bluetooth.
Et quand je suis avec toi, quand tu me touches, je sens mon corps qui se leste de plomb, comme le tien, qui devient lourd, envahi par la matière, je ne peux même plus partir... Là où je vais quand je suis seule, quand je fais le vide... Et il y a des couleurs qui disparaissent... Ce sentiment océanique, l'adhésion à un monde plein, disponible, fait d'impressions oubliées et tout à coup ressurgies, d'images vives, de résurgences archaïques, tout ça s'efface... Tu sais, par exemple, les souvenirs de papier glacé d'hiver comme des petits avions froissés? Tout ça s'en va... Quand je suis avec toi...
Et moi, je ne disais rien, pétrifié. Des larmes coulaient seulement de mes yeux, sans s'en rendre compte...
Par exemple, il ne faut pas forcément dire la Vérité mais il faut apprendre à l’aimer. Pour pouvoir la transformer en autre chose. C’est un travail de longue haleine.
Puis il s’est mis à pleuvoir dans mon séjour mais je crois que c’était juste pour que je ne voie pas qu’elle pleurait.