- Si vous dites des choses pareilles c'est que vous ne connaissez pas le paysan roumain ! Ou vous le connaissez par les livres et les discours et c'est encore pire car vous vous le figurez martyr quand il n'est en réalité que bête, méchant et paresseux !
Ilié Rogojinarou s'était tu, suffoquant de conviction. Il épongea sa docte calvitie avec un immense mouchoir à rayures colorées, tira sur les pointes de son épaisse moustache tombante dont quelques poils le démangeaient au coin des lèvres. C'était l'intendant du domaine d'Oléna-Dolj. Rondouillard et ventripotent, avec un cou de taureau et une tête ronde, il avait des yeux vifs et marron, un visage jovial apparemment voué à une éternelle gaieté.
Il regarda ses compagnons de voyage, vit qu'il n'en avait convaincu aucun, suffoqua de plus belle. Alors Simion Modréanu, directeur au ministère de l'Intérieur, très élégamment vêtu, toussota pour s'éclaircir la voix et dit sentencieusement:
- Mais enfin, cher monsieur Rogojinarou, une chose demeure indiscutable: c'est que tous autant que nous sommes et sans exception, nous vivons du labeur de ce paysan bête, méchant et paresseux, pour reprendre vos propres termes !
L'intendant fut si surpris qu'il en resta coi. Il ressortit son mouchoir pour se tamponner les tempes. C'est alors que survint le contrôleur demandant les billets pour Bucarest avec tous les ménagements dus aux voyageurs de première classe. Rogojinarou se ressaisit aussitôt comme si l'homme était son sauveur:
-Comment ça, chef ? On est arrivés ? Alors là, bravo ! On a pas lambiné, y a pas à dire...
Lundi 1er août, j'ai enfin trouvé la phrase salvatrice qui allait ouvrir La Révolte: Si vous parlez ainsi c'est que vous ne connaissez pas le paysan roumain". Pour moi la première phrase décide du rythme spécifique et singulier d'un roman
C'est ce que déclare Liviu Rebreanu à propos de son deuxième chef d'oeuvre après ION (éditions Non Lieu) et Adam et Eve (éditions Cambourakis)