L'endroit ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu connaître jusqu'ici. Il venait de franchir la frontière d'un monde en dehors du temps, en dehors du monde des hommes. La vallée paraissait vouloir se refermer sur lui et sur ce long rocher, au pied duquel quelques chaumières se tassaient. Là-haut, les murs d'une cité forteresse ramassée sur elle-même se dressaient, semblant devoir résister à tout, au temps, aux éléments et à toutes les armées de la terre.
Julien et Antonine avaient eu trois enfants. Un garçon et deux filles. La plus jeune venait d'avoir ses treize ans. Elle était en age de partir servir chez d'autres, comme c'était souvent l'usage pour les cadets des familles pauvres.
« Un souffle plus violent que les autres fit voler une mèche de cheveux sur son visage.
Elle passa la langue sur ses lèvres salées, comme une enfant. Devant elle, la mer roulait son écume sous un ciel gris.
Depuis combien de temps était - elle assise à regarder ainsi , fixement , cet infini de ciel et d’eau ? » .
Il faisait partie de ces hommes rentrés vivants du front et il gardait une raideur dans la jambe, souvenir d’une blessure dont il ne tirait aucune fierté. Il regardait autour de lui ce monde qu’il redécouvrait, un monde que la guerre venait de changer définitivement, un monde auquel il devait s’habituer, un monde que les femmes avaient réinventé pendant ces quatre années, un monde qu’il peinait à se réapproprier. Sans sa jambe raide il serait bien allé jusqu’à l’auberge, chez les trois sœurs. Mais le trajet l’effrayait un peu. Non pas qu’il n’en fut pas capable, mais parce qu’il redoutait de paraître diminué devant les autres et devant ceux croisés en chemin.
« Le vent soufflait en rafales qui vous piquaient la peau . Le ciel à peine voilé répandait une lumière blanche qui étirait les ombres. Elle se sentait bien dans cette nature vierge , presque seule au monde devant le spectacle de la vallée qui s’étendait , au loin, dans une brume à peine perceptible . Le vent portait les bêlements des brebis. Devant elle, dépassait un rocher aux formes torturées et vives » ...
Marie rêvait, au contraire, de l’amour parfait, de cet homme qui, un jour, viendrait la chercher, viendrait lui dire des mots qu’elle brûlait d’entendre. Elle aimait ses sœurs, mais elle étouffait dans cette auberge trop petite pour elle, dans cette vallée trop sage, entre la rivière et le couvent. Et puis, tous ces hommes qui, chaque soir, un peu trop avinés, la regardaient avec convoitise, tous ces hommes finissaient par lui répugner.

Enfin, les cloches sonnèrent. Johanna se recoiffa, tentant de faire tenir ses cheveux à la mode du jour. Elle venait de passer un joli corsage aux couleurs vives. Elle voulait tant ressembler à ces images qu'elle voyait dans le journal ! Tous ses vêtements dataient d'avant guerre et elle rêvait de pouvoir un jour en acheter des neufs, de se faire belle, comme les autres, celles qui pouvaient se farder, se mettre du rouge à lèvres et du bleu autour des yeux. Elle s'imaginait aussi avec ces bas dont elle entendait parler dans les journaux, que les soldats d' Amérique apportaient de chez eux. Elle rêvait. Elle ne pouvait faire que cela. Tout en marchant, elle essayait de retrouver le visage de Pierre dans sa mémoire, et comme la veille, n'y parvint pas. Et le pire, c'est qu'elle ne s'en attristait plus. Elle n'eut pas à frapper ni même à faire tinter la cloche au-dessus de la porte. Marcelle, qui devait l'attendre, lui ouvrit si tôt qu'elle eut gravi les trois marches du perron.
Il en jouait, courant après toutes les femmes passant à sa portée, comme tin enfant incapable de refréner ses envies devant un étalage de gourmandises. On le disait parfois serviable, gentil. Il n’était qu’infantile et égocentrique, prêt à tout sacrifier à son plaisir, quel qu’en soit le prix.
Je rentre, maman, furent les seuls mots qu'elle parvint à prononcer, avant de fondre en larmes
Julien et elle avaient fait un mariage d'amour. Et depuis toutes ces années, le couple vivait une vie dure, ils avaient souvent faim, froid, manquaient toujours de deux sous pour faire un franc, mais ils vivaient heureux. Heureux d'etre là,ensemble très simplement.