Alors il poussa des hurlements de rage, frappa plusieurs fois contre le revêtement en faux marbre de la cabine.
Ya...Ku...sa.
Huit plus neuf plus trois….
Ça donnait vingt….
La main perdante au jeu d'Oicho-kabu…
Le score nul…
L'échec total.
Toute sa vie à son image…
Une vie de perdant, de bon à rien...l
Les mauvaises cartes.
Elle s’immobilisa devant la porte du bureau de son supérieur. Un homme ni sympathique ni antipathique. Insipide. Visage banal, coupe de cheveux banale, lunettes banales. Un homme ni vieux ni jeune du haut de sa quarantaine passée. Un homme qui passait son temps dans son bureau, qui n’avait aucune affinité avec les enfants et qui se servait d’eux pour vivre son existence insipide, dans un des immeubles de Ginza. Hua ne voyait en Ikichi Bunta qu’un patron malhonnête qui ne savait même pas parler correctement chinois.
Elle n’avait rien à dire à cette femme étrange qui avait débarqué dans sa vie et lui en avait retiré toutes les saveurs. Elle tentait de percer le secret de ce corps mince, aux tenues les plus chic et les plus luxueuses, et de ce visage encore plus fin que celui de sa mère, lèvres pulpeuses, nez parfaitement dessiné, yeux en amande, sourcils soigneusement épilés, le tout encadré par une cascade de cheveux noirs coupés net au niveau de la taille.
Les femmes, les enfants… Ce n’était pas son monde et ça ne le serait jamais. Ces jérémiades, ces attachements, cette douceur écœurante l’exaspéraient. Il en était certain : sur cette terre, les bons sentiments n’étaient rien d’autre que des anomalies. Un mirage. Car l’univers qu’il connaissait était bien réel, lui. Et il n’y voyait que violences et misères. Pourquoi s’en plaindre alors que c’était ça, la vraie vie ?
Elle aperçut à sa droite un bassin rempli d’eau, le choyuza5, mais détourna rapidement le regard, peu désireuse de se purifier avant d’accéder au sanctuaire. Puisque le shintoïsme laissait entendre que les choses souillées venaient de l’extérieur, ce n’était pas en mouillant ses mains et sa bouche qu’elle allait laver la noirceur d’une âme pourrie de l’intérieur.
Elle était lasse de cette existence fade, réglée par sa tante qui voulait faire d’elle une enfant parfaite. Mais elle n’était jamais parvenue à exprimer clairement son désarroi avec ses mots d’enfant, et ses plaintes ne semblaient que pur caprice.
C’était la vie en général qui lui faisait de la peine, parfois. La vie. C’est tout. Mais cela, ni Bai ni toutes ces grandes personnes qui la couvaient d’un regard affligé ne semblaient pouvoir le comprendre.
Les Chinois et les Japonais ne parlent pas la même langue, ne mangent pas la même nourriture, n’ont pas les mêmes habitudes et les mêmes règles à respecter… Il s’agit de deux cultures différentes, en fait…
Elle n’aimait pas cette femme qui, malgré sa douceur – ou justement à cause d’elle –, la narguait, lui rappelant tout ce qu’elle n’avait pas, lui exposant la vie à côté de laquelle elle était passée…
Je n’ai plus vraiment le choix… Mais je ne veux pas aimer. Je ne veux plus qu’on m’aime. Tous ces rêves de jeunesse… C’est fini, tout ça. Je veux simplement vivre. Ou… du moins… survivre…