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Marc Séguin présente Un homme et ses chiens
Avant de partir pour l'île, fin juillet chaque année, il devait faire des provisions. On lui permettait cent kilos de matériel. Il préparait ses boîtes et les apportait jusqu'au conteneur de l'employeur, une pourvoirie célèbre. Le bateau prenait dix-sept jours à rejoindre Port-Menier. Rien de périssable n'était permis. Moulée pour Solo, des trucs à grignoter pour lui et une douzaine de bouteilles de Ricard. Il avait lu que l'anis avait un pouvoir antiseptique sur le corps, telle une médication. Comme bien des choses, la rumeur historique avait été plus ou moins confirmée par la science, pas suffisamment pour un effet direct et notable, mais assez pour y croire par un fil ; les miracles ne tiennent parfois qu'à un fil invisible. Ça, il connaissait. L'homme disait parfois qu'il était un placebo de lui-même. Ce qu'il préférait du spiritueux, c'était la couleur blanche qui apparaissait par enchantement lorsqu'il mélangeait l'eau à l'alcool.
Chaque soir l'homme s'étendait sur le divan, la chienne à ses pieds, et il l'avait flattée sans relache. Sur le côté du cou, tout juste avant le collier. La chienne fermait les yeux à moitié, en transe. Lorsqu'il cessait les caresses, Solo le sollicitait d'un coup de museau. L'air de dire «je suis là, continue». Comme pour l'amour, il avait pensé. Et sa main reprenait le chemin du cou ou de la tête. La veille de sa mort, la chienne lui avait léché la main doucement. Dans le langage des chiens, qu'il avait appris, ça veut dire «t'es ma famille».
Il s'était posé sur un arbre échoué, blanchi par le sel et le soleil. A une centaine de mètres, un phoque étendu sur le sable. Toujours le même. Le museau gris-blanc. Vieux certainement. Il l'avait nommé Ernest. La bête venait chasser les truites de mer. Celles qui entrent et sortent des rivières d'eau douce à leur embouchure lorsque la mer gonflée venait s'y mêler. Parfois aussi un saumon dans la gueule. L'homme admirait la solitude du phoque. Souvent, de retour en ville, l'image remontait en lui.
Avec l'alcool, c'était une autre forme de vérité. Les spiritueux déliaient son esprit. Jamais pour être malade ou pour perdre le nord, mais assez pour traverser le seuil des sentiments. Il le savait. Sans honte. Un sentier sombre en lui, le courage dans une main et un verre dans l'autre, il buvait pour s'éclairer. Non pour fuir. Comme un mineur qui creuse sa mine à la lumière de sa lampe frontale. A chaque ivresse, il se faisait du destin un allié. L'âme n'est pas si secrète après tout, elle est simplement privée, et il existe des manières de la révéler. Pour certains, c'est le vin ; pour d'autres, c'est l'argent ; pour d'autres encore, ce sont des histoires sur l'inquiétude silencieuse des sentiments. Un coup de pelle à la fois.
Il y a toujours un moment, longtemps après l'usure des jours ou des mots, où deux êtres se sublime. C'est à cet endroit seul que le projet d'être deux finit par devenir profitable. Avant , c'est juste une illusion.
Ce matin-là, l'infirmière Lou Princesse Fils-Aimé était allée retrouver Marie la patiente dans sa chambre. L'homme lisait d'une voix lente et calme 'La route' de Cormac McCarthy. Un matin calme, en sourdine. On entendait la machinerie au loin qui s'affairait à déblayer un monde recouvert de neige dans la nuit. Une neige qui serait enlevée et jetée dans le fleuve quelques jours plus tard.
Alors que sa vie, à elle seule, servait de leçon à tous ceux qui l’entouraient. Comme ailleurs et partout, ceux qui nous éclairent sont toujours les derniers à savoir qu’ils émettent de la lumière.
(Leméac, p.123)
Le soir suivant le décès du vieux, une fois rentré sur l'ile, l'homme avait rêvé d'une discussion entre eux. Une conversation anodine. Précédemment, il s'était rappelé une soirée où il avait écouté l'aîné. Une révérence au temps. Il avait d'abord bu pour engourdir un peu l'ombre des évidences amoureuses qui s'effritaient, en plus de la mort de son vieil ami. C'était son rythme ; la porte d'entrée des choses qui restent vivantes et qui doivent être protégées coûte que coûte, même par la fuite. L'ivresse comme le nord d'une boussole. Une force invisible. L'homme avait enchaîné les verres de Ricard doucement. Pour atteindre une autre conscience, d'une lucidité différente, intuitive sans doute. Le contraire d'une tragédie. Pour une rare fois, l'homme s'était enfin désincarné. Loin du narcissisme de l'époque. Ce n'était pas son drame, mais celui de l'humanité, que d'envisager une finalité, la sienne, à travers celle d'un autre. Comme on le fait tous, il s'était dit. Surtout en silence. Ce soir-là, le vent était violent. Et invisible, comme d'habitude. Il avait fait tempête jusqu'au lever du jour. Les yeux de Clara étaient peut-être bleus. L'homme n'avait pas pensé à elle.
Il avait marché de longues heures ce soir-là. Lui, des pas dans une ville froide et blanche jusqu'à un parc de la ville ; elle, des larmes résignées dans une maison chaude et éclairées d'un quartier populaire. Une nuit comme mille autres en Amérique. Entre les sirènes fuyantes des véhicules d'urgence et le silence au cœur d'un homme. Depuis longtemps, il avait fait du silence sa vérité. Pourquoi forcer et combler un vide par les mots ? Si peu suffisent pour exprimer les fondements d'un être. Vaut mieux les garder pour une grande occasion.
Ne lui restaient plus que l’alcool et ses chiens pour entretenir l’illusion d’être un homme bien.