Ne lui demandez pas si elle se mettra à écrire pour les adultes : ce qui anime Marie Desplechin, c'est d'écrire pour les enfants et les adolescents, et depuis son roman "Verte" paru en 1996, elle marque et nourrit tous les imaginaires. Elle est l'invitée de Géraldine Mosna-Savoye et Nicolas Herbeaux.
Vgnette : JOEL SAGET/AFP
#litterature #enfants #litteraturejeunesse
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- Qu’est-ce que tu lui as fait, à Mme Arsène ? a demandé Verte avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
- Un tas de choses. Des crèmes et des lotions pour la peau et les cheveux, une potion pour la digestion, une autre pour le moral, des abonnements d’un an à des magazines distrayants.
- Il n’y a pas un gramme de sorcellerie dans tout ça, a protesté Verte. C’est à la portée de n’importe quel pharmacien ou de n’importe quel libraire !
- Ksss, ksss, petite ignorante. Je suis mille fois plus mystérieuse et mille fois plus efficace que tous les pharmaciens et tous les libraires du monde. En prime, j’ai envoyé quelques sorts désopilants sur sa maison, si bien que sa vie est devenue pendant quelques semaines une suite ininterrompue de joyeuses surprises, musique brésilienne au réveil, envol d’oiseaux multicolores sous ses fenêtres, escorte d’admirateurs devant sa porte, frigo fournisseur de menus diététiques et tutti quanti.

- Tu ne peux pas faire un petit effort ?
Pendant quelques secondes, je me suis demandé ce qu'elle voulait dire. Je n'étais pas plus sale, ni plus impolie que d'habitude. Et d'habitude, je suis plutôt propre et aimable. Mais, comme son regard désolé me détaillait des pieds à la tête, l'évidence s'est imposée. Les efforts devaient porter sur mon allure. Pas sur mon intelligence, mes résultats sportifs, mes capacités relationnelles, mes bulletins scolaires. Sur ma présentation. Quelque chose n'allait pas. Du tout.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Tu t'es regardée avant de sortir ?
Elle était à la limite de la grossièreté. Mais je n'ai pas eu le courage de le lui faire remarquer. Car voilà ce que j'avais sur les lèvres : "Tu t'es regardée, toi ?"
[...] Elle s'était certainement, elle, regardée, et longuement. Sortir dans son accoutrement n'est pas une décision qui se prend à la légère. Il faut avoir pesé le pour et le contre.Et assumer. L'aspect de ma tante ne devait rien au hasard, ni à la négligence. Sa robe ouverte sur les genoux, ses cheveux décolorés, le bleu pétrole de ses paupières, les échasses sur lesquelles elle était juchée : tout avait été mûrement réfléchi. Et c'était pire.
(p. 9-11)
" Forcément je l'aime, mais je me demande si je vais l'aimer tous les jours."
Elle aurait pu faire l'effort de m'appeler Violette. Mais non, il a fallu qu'elle choisisse Verte. Quelquefois j'ai envie de l'attaquer en justice. Mais quelquefois je l'aime et j'ai envie de lui offrir des vacances de rêve à Honolulu. Rien n'est plus fatigant qu'une mère. Étant entendu que je ne sais pas ce que c'est qu'un père.
Si c’est pour avoir des boutons, je ne veux pas grandir. Arrêtez tout ! Je reste comme je suis !
Je me dis que c'est peut-être ça, la vie. La mort possible, tout le temps.
Dans ce siècle matérialiste, les gens ne croient plus aux sorcières. Voilà pourquoi ils ne les brûlent plus. Parce qu'ils ne les voient plus. Quand ils ont envie de faire du mal à leurs voisins, ils préfèrent tomber à bras raccourcis sur les étrangers. Aujourd'hui, ils sont plus repérables que les sorcières. Mais souviens-toi que si, un jour, nos voisins se remettaient à croire à la magie, il faudrait que tu fasses plus attention ! Nous passerions illico dans la catégorie des victimes désignées, des fléaux bons à brûler sous n'importe quel prétexte, sécheresse et inondation, grippe et crash bancaire.

Elle aurait pu faire l'effort de m'appeler Violette. Mais non, il a fallu qu'elle choississe Verte. Quelquefois j'ai envie de l'attaquer en justice. Mais quelquefoia je l'aime et j'ai envie de lui offrir des vacances de rêves à Honolulu. Rien n'est plus fatiguant qu'une mère. Étant entendu que je ne sais pas ce que c'est qu'un père.
J'ai toujours vécu avec ma mère. Pendant des années, je n'ai pas eu a me plaindre, au contraire. Elle était un peu étrange, certes. Elle ne ressemblait pas aux mères des mes copines. En un sens, tant mieux : elle avait une allure folle, elle disait des gros mots et elle m'emmenait au cinéma pour un oui pour un non. Mais sa qualité de sorcière présentait des désavantages. Elle passait un temps fou dans sa cuisine a marmonner devant sa cocotte-minute en regardant bouillir de dégoutantes purées brunâtres. L'appartement empestait pendant des jours. Et les catastrophes s'abattaient sur l'immeuble. Fuites d'eau à tous les étages, décès foudroyants de chiens du voisinage, éruptions de boutons sur des familles entières. Il fallait ensuite affronter pendant des semaines les remarques furieuses des habitants de l'immeuble.
Les villes sont comme nous. Les villes ont souffert. Elles ont vieilli. Elles sont devenues craintives, avec l'âge, elles se sont fragilisées. Je fais assez d'efforts pour supporter mes vieux amis, il ne me reste aucune patience pour les villes vieillissantes.
Certaines personnes sont comme ces fleurs qui se ferment dès qu'on les touche. On ne les approche que dans la solitude. (p.76)