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Citations de Michel Deguy (99)


Fragment du cadastre
PARCOURS PARISIEN


LA PROMENADE

  Il ferme les paupières de laine. Mais le matin est
là, trop vaste pour le nid. Trop vaste le cocon de
l'espace.
Nulle pause ; quel serait le temps de la pause ? le ver-
  tige de l'espace fissure l'instant ; nul point pour
  nul instant ; nul reposoir pour la pause qui n'ex-
  plose ; une étoile par seconde.
Au pilon du regard le mortier du jour vole en
  éclats : le matin il le fracasse, le prodigue, le dis-
  sipe. L'eau rose s'ouvre et se referme derrière lui.
  Arbres en lambeaux, rien ne résiste.

p.61
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  Au point qu'implique le poème
     Mire je t'attends partout
— quand je prends soin de mon amour
      il de moque de moi —

    Les hortensias préfèrent la maison
— Je lui décris la vie avec exactitude —
 Les arbres autour imitent le grenier …

     Rotule d'arbre et du reflet
      Ici s'amincit la vie faite
     De nuage de sable et d'eau
    Un couloir brille où l'aquarelle
      Suffit à porter le bateau Ici
   Galerie comme une main s'achève
  Où quelque extrémité d'encre trace
        De gauche à droite ici
 Condensé, alcôve, le signe de la terre

          Ressource du mariage
             C'est le visible
           Aveuglement choisi


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Pourquoi tant d'émotion devant l'image
Et si sa froide froideur devant la chair et l'os
La femme aux hanches de carafe pareille à
l'amphore qu'elle porte
Un seul pourtant et sans passion caresse l'anse couperosée
de ses coudes

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ALLLER RETOUR


Plus ils veillent grillant leurs yeux
Plus le bois manque autour de la maison
Ils avivent un sujet
Ce rien ardent sous vide

Je perds du terrain
rien n'est « rien »

Pour qu'il y eût surnaturel
Fallait qu'il eût du naturel

p.395
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Le mot chargé d'horreur, d'aimant
Prête son nom à ce qu'il intitule
Nef chargé de sel, de distance
Prête son nom au bateau confondu avec lui
Tandis qu'il passe en secret alliance
Avec bleu — lui déguisé en échantillon —
Ils tolèrent le commerce fructueux
De leurs homonymes pseudonymes

p.171
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ACTES

Aphrodite métaphore


Maintenant
Elle peut venir à tout instant
« Maintenant nous voyons en figure »
II n’y a qu’une seule figure
La genèse est de mise :
Nous sommes dépossédés —
De la distance du génitif
Comparution Comparaison
Maintenant elle peut paraître à tout instant
« Cette chose formidable
disait l’Homme-qui-rit
Une femme en son nu »
Métaphore est anagramme
D’Aphrodite anadyomène

Ô promise ô saisissante
Le n’-approche-pas-de ton lever
Met en état le poète dessaisi
De soutenir l’apparition

p.177

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OUÏ DIRE
À peine ouvre-t-elle trop ses lèvres par rire ou bâillement
son visage se perd dans la fosse des amygdales
Scrutant les muqueuses où s’abîme son nom l’amour
glisse se raccrochant aux racines des seins Il se baisse
et des eaux du cercle d’anonymat saura faire remonter
comme une nymphe la crase du fils vers l’intelligence

p.156
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OUÏ DIRE


Sous l'oiseau compte-bleu et l'auvent de l'ombre
Renverse la tête Les nuages montent
Cherchant la surface des sols
Tu redeviens Atlas Tu perds pied dans le ciel
L'hameçon de l'épi prend les alouettes au cil

Géant quand tu fermes les yeux librement
Un haut-relief sur la corniche d'herbe
Car le corps ne quitte plus le premier plan
Et s'ouvre comme une plaine par un col

p.120
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OUÏ DIRE


Vous serez étonnés d'entendre la liberté de Paul
Corinthiens II ; 11, 19-33 ; 12, 1-9
L'ouïe éduquée depuis naissance au rythme
Entend « ce nom auquel silencieusement je crois »
L'iambe monte et descend dans la maison

(N'gao sud-ouest où dorment les maîtresses
Parmi le grain que couvent les grains
Luther et les bardes N' zakara
Tombent d'accord sur la cuisine)

L'homme en aube dimanche surpassé
Vante une croisade grande comme une chasse à l'homme
Que la croisée Rennes-Raspail enraye

p.124
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PROSE


Tu me manques mais maintenant
Pas plus que ceux que je ne connais pas
Je les invente criblant de tes faces
La terre qui fut riche en mondes
(Quand chaque roi guidait une île
À l'estime de ses biens (cendre d'
Oiseaux, manganèse et salamandre)
Et que des naufragés fédéraient les bords)

Maintenant tu me manques mais
Comme ceux que je ne connais pas
Dont j'imagine avec ton visage l'impatience
J'ai jeté tes dents aux rêveries
Je t'ai traité par-dessus l'épaule

(Il y a des vestales qui reconduisent au Pacifique
Son eau fume C'est après le départ des fidèles
L'océan bave comme un mongol aux oreillers du lit
Charogne en boule et poils au caniveau de sel
Un éléphant blasphème Poséidon)

Tu ne me manques pas plus que ceux
Que je ne connais pas maintenant
Orphique tu l'es devenu J'ai jeté
Ton absence démembrée en plusieurs vals
Tu m'as changé en hôte Je sais
Ou j'invente

p.226-227
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OUÏ DIRE


Attendez d’être porté par un ange
Au lieu où la vue s’offre sans magie
Terre fragile sous le faîte des mains
Tout est marche où s’exhausse non Babel
Ni le colombier même vu de Jacob
Mais où monte la terre sur l’autel du sol
Jusqu’à ce point d’elle-même si nous savons
Où l’analogie de ses pistes nous guide vers
Ses monts ses fentes ses lisières ses eaux
Lézardes entre les heures où pareil au mulet
Son chemin me partage entre tout et tout

p.121
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PANNONIE
à Vasco Popa


Popa ! La poésie ânonne et nie
Nous parlions de Janus dieu du rythme dieu
Du traduire et de la muse versajensienne
Dans ce grenier de pierre mentale et romaine
Sur la plaine de l'annone et du vin

La fouille de la tour nous donnait des choses moins
précises
Que celle que Pan donne et lie dans la plaine, Trajan
Marc Aurèle, Brancovicz et l'évêque de Mesicz
Que ni les nonnes ni la mie du village ne nient

Les phases de la rivière sans naissance ni bouche
Lui font un nom de lune et la truie et les oies
se disputent sa disparition

La traduction
Est la cérémonie

Voïvodine
p.398
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MOUVEMENT DE MONDE…


Et comment va la vie qui n’est pas éternelle ?
Il y eut la clarté Il y eut l’énigme
Puis ce fut

Il y eut l’énigme. Il y eut la clarté
Être parut cela
Il y eut l’énigme il y eut la clarté
Puis ce fut la terre au centre de la table

Qui sinon ce sera la force des faibles ?

p.273
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Le poète de profil
Le poète à l'équerre de corps et d'ombre sur les seuils
Le poète Gulliver qui retrace un roncier d'hiver avec la pointe de Hopkins
Ou décroît pour accorder l'herbe au zodiaque avec compas de Gongora
Génie des contes perses car il refuse l'indifférence
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Par une révolution surprenante et permanente, les principes et les requisits, les axiomes et les méthodes, des grandes poétiques de la tradition qui enfantèrent aussi la tradition du moderne et l'intégrèrent, sont mis hors-jeu : incompris ou méprisés ou ignorés par les descendants, les fameux « héritiers », avides de refuser l'héritage pour défroquer cette appellation devenue infâme, transformés (mutés) en personnel d'accueil de la nouvelle ère post-moderne culturelle.
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Michel Deguy
Une deuxième leçon consiste alors en ceci : la poésie doit rester l’art du langage. Comme art, elle tend à l’œuvre (et non à la pratique qu’elle n’exclut pas mais accueille comme de surcroît) ; comme art du langage, elle se meut dans le logos qu’elle meut et émeut. Le langage est le théâtre de ses opérations et rien de ce qui est langagier ne lui est étranger. Elle reste accueillante et appelle à ses propres résistances et transformations, mais elle défend la loquacité, notre capacité de parler et notre liberté d’expression. Si les poètes sont assassinés, ce n’est pas en raison de leur mode de vie ; c’est à cause de leur puissance de formulation. C’est parce qu’ils ouvrent la bouche et articulent la langue de manière inouïe et poignante.

Nous ne savons pas ce que nous devons attendre de la poésie. Cette leçon, la troisième, est d’espoir. Une lecture paresseuse de Benjamin voudrait que la prose soit la sobriété du poème et son avenir. C’est une vieille rengaine de matrice hégélienne. Fin du poème comme fin de l’art ? C’est en poème qu’il faut répondre à la fin du poème. Trois anciens noms du poème servent à indiquer des issues pratiquées aujourd’hui (la lectrice et le lecteur s’amuseront à coller des noms propres comme dans un exercice à trous). L’hymne, ou le poème continué d’avant la fin du poème. L’hymne se maintient contre la fin du poème. Il assure la grandeur du ton, la hauteur de la poésie, sa prodigalité spacieuse. L’élégie s’inscrit comme le poème de l’impossibilité du poème. Poésie comme haine ou comme déception de la poésie, exilée, raréfiée rendue « impossible ». Le poème réflexif ou critique. Il prend en compte le diagnostic de l’époque, mais il refuse la thérapie. Pourquoi donc l’idée de poème ne passerait-elle pas par le poème ? Le poème se fera porteur d’opération critique sur la fin du poème : il prendra en charge les opérations de la pensée sous une forme poétique. Ou, pour le dire avec Mallarmé, la poésie est comme le sonnet : elle se passe de son explicitation en prose puisqu’elle se réfléchit elle-même de toutes les façons. Deguy aura pratiqué l’hymne et l’élégie en les croisant dans le poème critique pour voir s’échanger leurs prérogatives. Il aura donné à la poésie française une des poésies critiques les plus intenses de la seconde moitié du vingtième siècle. On le rapprocherait volontiers (avec toutes les précautions d’usage) de deux autres poètes critiques de l’Europe de l’après-guerre : l’Italien Franco Fortini et l’Allemand Hans Magnus Enzensberger.

La quatrième leçon que nous lègue sa réflexion est que si la poésie est au cœur de ce que nous traversons et de ce qui nous traverse, c’est que le géocide exige que nous prenions le langage au sérieux. Deguy a consacré trois livres à ce problème : La fin dans le monde (2009) ; Écologiques (2012) ; L’envergure des comparses. Écologie et poétique (2017). Prendre le langage au sérieux ? Nulle grandiloquence ici : la poésie ne sauvera pas le monde, et si jamais elle permettait « d’habiter poétiquement le monde », ce ne serait qu’au prix d’un travail continu sur ce cliché qui maltraite Hölderlin en galvaudant son mot d’ordre. Ce que Deguy nous rappelle (et d’autres poètes avec lui), c’est que la poésie entretient un rapport d’essence scellé par le langage avec notre compréhension du monde (milieu ? environnement ? nature ? terre ?).
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Michel Deguy
À quoi reconnaît-on le langage du poème ? C’est dans la réponse à cette question que se trouve la première leçon de Deguy. Le poème est en lutte intime contre toute forme de littéralisme. Soit le syllogisme didactique suivant. L’époque est au littéralisme, or le poème refuse tout littéralisme, donc l’époque se trouve face à une alternative dont elle sort toujours vainqueure autoproclamée : ou bien elle rejette le poème (elle le marginalise, le réduit tout en déplorant sa disparition), ou bien elle l’accepte en le dissolvant dans la littéralité (stratégie de la récupération). Examinons rapidement ce syllogisme.

a) Il y a aujourd’hui trois formes de littéralisme : on les croit ennemies. Elles se retrouvent dans ce qu’elles nient. Le littéralisme économique (le réel à la lettre, c’est la finance ; la condamnation de ce littéralisme est convaincante : pensée unique, realpolitik, dictature des marchés) ; le littéralisme religieux (il a pour nom fondamentalisme ; il y a plusieurs fondamentalismes) ; le littéralisme des corps (celui de la biologisation des identités sexuelles : qu’il s’agisse de les revendiquer ou de les diluer ; on veut que le corps soit, non une interprétation, mais un donné à changer littéralement plutôt qu’à comprendre : le corps de la lettre devient le modèle du corps à la lettre).

b) Or le poème défait le littéralisme même quand il défend la lettre : il est de l’ordre du comme, de la commaison, de la comparaison. C’est la thèse la plus durable de Deguy, comme l’atteste le très actuel Court traité de poétique surtitré La poésie n’est pas seule (1987) : le poème fait entrer et la langue dans la sensibilité et l’imaginaire dans la langue. Il invente les formes de l’autre langue dans la langue du même. Il est liberté de la langue quand la rhétorique (fût-elle celle des discours émancipateurs) rebat les oreilles du langage. Le roman n’est-il pas capable de cette même liberté ? C’est évident et il ne cesse de faire ses preuves. Mais si le roman du XIXe siècle avait obligé le poème à se libérer de la rhétorique de la poésie, il est temps désormais d’admettre que le poème pourrait permettre au roman d’échapper à sa propre rhétorique. Est-il étonnant qu’on puisse voir aujourd’hui fleurir des romans écrits en vers ?

c) Le rejet du poème peut prendre des formes plus ou moins brutales (de son éviction par l’économie de marché à la forme apéritive sociale du « vous reprendrez bien un petit poème » – dans le bus, sur tweet, etc.). Les formes de sa littéralisation sont aussi nombreuses qu’insupportables – qu’il s’agisse d’adhérer aux images du poète (éculées toutes et à réinventer toutes comme formes-phrases plus que comme formes de vie) ou de récupérer la poésie en la faisant rentrer dans le moule. Deguy avait inventé un terme pour décrire la manière dont le capitalisme avancé se saisit des identités pour les retourner contre elles : le culturel. Or le culturel, c’est l’époque du capitalisme qui a fait passer le même au cœur des différences vécues. Le poète plus vrai que nature n’a jamais existé – pas plus que le « yaourt à l’ancienne ». On veut faire du poète une icône, on s’accroche à des vies de poètes, on liquide la poésie. La poésie continue. Elle en a vu d’autres.
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Michel Deguy
Entretien avec Michel Deguy
à propos de l'hybridité
par Jean-Michel Maulpoix

Texte paru dans le numéro 66 du Nouveau recueil






J.-M.M. : Que vous inspire, en commençant, la notion d’hybridité que le colloque des Twentieth century french studies, qui s’est tenu cette année à l’Université du Connecticut, avait retenu comme motif de réflexion ?


M.D. : Il faut faire attention aux grands lieux communs d’aujourd’hui. « Hybride » a les faveurs. Métissage, mixage, relation : ces mots-là vont contre la pureté. Nous ne sommes pas des cathares ! Toutes les valeurs d’intégrisme sont à défaire. Il n’y a pas de purification ! Ce qui ne veut pas dire confusion… Et si « hybride » devait servir à couvrir des confusions, des complaisances, alors attention, non ! Il faut discerner.


J.-M.M. : Vous écrivez que l’une des tâches de la poésie est de « veiller sur la différence ». C’est ici la question de l’identité qui est en jeu.

M.D. : Le fond de ma querelle avec Bourdieu sur la distinction c’est que celle-ci ressortait de son livre en mauvais état. Je suis d’accord pour que l’on fasse la critique du souci social de se distinguer. Mais, dans le sens fondamental, il s’agit du discernement des intelligibles. Je veux qu’on distingue. On ne peut pas réduire toutes les distinctions philosophiques au « vouloir se distinguer » en termes sociaux.

Je dis que toute séparation dans la pratique (par exemple la séparation des pouvoirs dans le domaine politique) ne peut avoir lieu qu’à partir d’une distinction d’intelligibles : la justice n’est pas la même chose que l’exécutif, non plus que le législatif. Il a fallu toute une Histoire pour les distinguer. La confusion, c’est le refus de la distinction.

J.-M.M. : La poésie est aussi une affaire d’œil : il s’agit de distinguer pour écrire… Il y a un devoir de regard du poète, tel qu’il permet à la fois le rapprochement et la distinction…

M.D. : On pourrait ici rappeler Ponge, son attention précise, concise qui nomme les choses différemment : l’huître, le cageot, la bougie… Façon de faire face à la menace qui est de croire que les choses sont découpées à l’avance, que ce sont des objets. C’est pourquoi, pour ma part, j’emploie volontiers la formule « chose de choses ». A chaque fois, il faut circonscrire la chose. Il y a l’avantage du percept ordinaire : le cageot n’est pas l’huître, mais la choséité à quoi le dire a affaire n’est pas prédécoupée en objet, et par conséquent le poème n’est pas comme une promenade dans le Jardin des Plantes où une étiquette est placée devant chaque chose. La chose, il faut « se la découper », si j’ose dire, « il faut se la faire »…

A ce sujet, peut-on aujourd’hui mettre en avant l’hybridation ? Je m’interroge… Et j’entends ici de nouveau Mallarmé : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Propos difficile, puisqu’il semble appeler à une purification… Et même un peu « ethnique », puisqu’il y a la tribu dans le coup… Mais on ne va pas faire de Mallarmé un purificateur ethnique ! Ca veut dire quoi « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » ?

J.-M.M. : Chez Mallarmé, il y a surtout l’idée d’une usure, celle des mots devenus dans l’usage pareils à une menue monnaie. Donner un sens plus pur, peut-être est-ce alors retracer, regraver la figure et la valeur ?

M.D. : La tribu, c’est alors le vernaculaire. Et « plus pur » n’appelle pas un purisme…

J.-M.M. : C’est remettre le mot en situation de rapports avec d’autres (« jonchée de pierreries qui s’allument de reflets réciproques »)telle qu’à la faveur de ces réseaux de son et de sens spécifiques au poème, il retrouve des contours et de l’éclat.

M.D. : Multiplier les relations… Donc le dictionnaire est à la fois le trésor (thésaurus) et l’ennemi. Parce que le dictionnaire isole le mot, dans des petites rubriques finies et donne à croire qu’il y a là quelque chose de bien circonscrit, propre, en rapport univoque avec une chose. Le plus pur, je l’entends, comme vous venez de le suggérer, dans une multiplication des relations qui peut venir modifier la valeur d’un mot d’une manière totalement imprévue, par l’éclat qu’il fait avec un autre. Il faudrait ici réexaminer le grand mot saussurien de « valeur ». A la différence de la pesée chez un orfèvre, la valeur est ici potentiellement autre, diversifiable, appréciable/dépréciable.La question se pose sans doute en ces termes : du point de vue linguistique et poétique, qu’entendre par valeur d’un mot ?

« Hybride » peut-il se charger de cela. C’est possible. Mais il faudrait, pour avancer dans cette question, entrer dans un rapport polémique avec d’autres pensées. Et interroger ce que j’ai appelé ailleurs « confusion » ou « melting pot ». Dans l’emportement actuel pour le mélange de tout avec n’importe quoi, il y a un risque très fort pour la pensée. C’est le n’importe quoi qui menace toujours. Comme si le mélange avait plus de valeur que les ingrédients. Regardez le champ de la gastronomie : les nouveaux cuisiniers y essaient de nouveaux mélanges, mais ils en écartent d’autres. Certains font des chefs-d’œuvres, d’autres non. Et si on vous propose un hareng-melba, ça ne marche pas !

Se retrouve là la question du goût : ce grand mot qui dit à la fois la gustation et le sens du monde. J’écris en ce moment un texte sur Aragon qui a pour moi le sens de la beauté de la langue. Et je me demande ce que c’est que la beauté en langue. Comment maintenir la beauté ?

J.-M.M. : Si vous le voulez bien, réexaminons à ce sujet la catégorie de l’hybridité dans son rapport avec l’écriture, et plus précisément avec votre écriture…

M.D. : Je commencerais par quelques généralités sur le mélange, le métissage, l’hybridation, pour remarquer qu’il existe deux types très différents de mélanges : le mélange genre salade, syncrétique, où les ingrédients sont plus ou moins mêlés mais restent distinguables, reconnaissables, et le mélange de type génétique, métissage proprement dit où le composé est original, c’est-à-dire tel que les originaux y sont indiscernables.

En littérature et en poésie y-a-t-il des primaires irréductibles ? Peut-on re-marquer des différences inconfusibles, des originalités absolues ? Par exemple la grande séparation prose/poème. Si le poème moderne est de plus en plus « hésitation entre » les genres (hésitation comme fréquentatif de haerere : mode d’attachement, n’ayant rien à voir avec une mauvaise oscillation ou déséquilibre ), disons que je vais vers l’originalité d’un métissage qui aurait pour statut actuel d’être « hésitation entre ». Ce métissage se situe au-delà du partage entre tragique, épique, lyrique, puisque ce n’est pas avec ces composantes-là que l’on fait notre métissage actuel.

J.-M.M. : Il faut donc regarder du côté du poème en prose…

M.D. : En ce qui concerne ma manière d’écrire, je discerne trois tons (non plus des genres) dans lesquels je suis aux prises avec la grande différence prose/poème (qui reste à caractériser). Il y aurait trois types de dispositions :

- Le poème en poème (en justification poème : passage à la ligne, une injonction de coupe avec enjambement, chaque ligne étant pliée, en deux) : dans un livre comme mon Spleen de Paris, même si cela arrive rarement, la justification tout à coup saute aux yeux et l’on se dit « tiens, c’est un poème ».

- Le poème (en) prose ou « prosème ».

- La prose pensive (plutôt que philosophique : la philosophie après tout c’est de l’écriture - j’appelle ma prose « prose pensive » parce que je ne me donne pas comme un philosophe professionnel…)

D’une certaine manière mon mode d’écrire est « hésitation entre » qui se fixe sur ces modes, lesquels peuvent se décomposer entre eux, s’entrecroiser. Il y aurait là comme un triangle d’écriture, à la façon de ce qui donne des couleurs primaires et des couleurs secondaires.

J.-M.M. : Peut-on considérer, à propos de ces trois « tons », que leur différenciation se formule notamment en termes de régimes (densité ou vitesse) d’écriture ?

M.D. : Pour les différencier, on peut retenir quelques critères. Par exemple, pour le « poème en poème », des régularités, des récurrences de pieds (cellules rythmiques) : une quantité fait l’unité de la ligne. Une saturation quantitative de ces récurrences.

Autre critère : ce que l’on peut appeler l’érudition, la citation, la référence intra-textuelle, forcément plus chargée dans la « prose pensive » qui est mémorante et qui s’inscrit dans une tradition, qui a besoin de la pensée des autres.

J.-M.M. : Pour le poème en prose, ou prosème, la question des traits caractéristiques est plus délicate…
M.D. : Je dirais volontiers « ça n’est ni ça, ni ça… », mais le « ni…ni… » ne suffit pas… Dans la minute, je ne trouve pas de caractéristique positive pour ce « ton » là. Or il en a évidemment… Peut-être faut-il chercher du côté de la brièveté, celle de la page ou du groupe de pages. Vous avez appelé ça « vitesse », c’est-à-dire condensation, brièveté : entre un début et une fin assez rapprochés. Disons que le début est près de sa fin !

Quand j’ouvre un roman, et même un récit, le début n’est pas près de sa fin. Là, ça va s’achever. Donc il y a une question de vitesse dans ce sens-là. Et l’on pourrait aussi bien faire jouer les sens de « parabole » : on est en attente d’une leçon.

Vous parliez tout à l’heure, avant notre entretien, de la clarté : c’est une question à laquelle je vais peut-être aussi m’intéresser dans les mois qui viennent.

J.-M.M. : Oui, vous avez beaucoup travaillé sur l’obscurité, mais jusqu’alors vous avez laissé de côté cette question-là. Peut-être n’intéresse-t-elle pas directement pour vous la poésie.

M.D. : En fait , je travaille toujours avec des couples. « Clarté », cela veut dire « clair-obscur ». De même que « rapprochement », ça veut dire « éloignement » : un mouvement qui approche et qui éloigne…

J.-M.M. : Comment peut-on être à la fois dans la logique de l’hésitation et dans celle de la définition ?Du « à la
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Michel Deguy

Tout est ruine



Quand le vent pille le village
Tordant les cris
L’oiseau
S’engouffre dans le soleil

Tout est ruine
Et la ruine
Un contour spirituel
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Michel Deguy
LE POÈTE



Le poète aux yeux cernés de mort descend à ce monde du miracle. Que sème-t-il sans geste large sur l'unique sillon de la grève — où de six heures en six heures pareille à une servante illettrée qui vient apprêter la page et l'écritoire la mer en coiffe blanche dispose et modifie encore l'alphabet vide des algues ? Que favorise-t-il aux choses qui n'attendent rien dans le silence du gris ?

                    la coïncidence

**

C'est pourquoi le poème débouche arbitraire

Oiseau qui manœuvre sa cage
Il écarte les barreaux du temple
Il se remet du passé Quitte le recensement
Le voici propice à l'autre version

Et le poème cherche un plus profond poème
Un autre sous celui-ci
Il tourne dans la place sous ce parcours
Un plus profond poème sous le poème
Qui commence mal

cet escalier fragile et défoncé sur la page
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