Citations de Michel Serres (582)
Sculptée en haut-relief, au pilier droit, sur l'Arc de Triomphe, à l'Etoile, La Marseillaise de rude modèle des visages où fourmillent des grimaces, criant l'ire caractéristique de notre nation grognon.
Arrêt en Ombrie. Comme bien des paysans, saint François chantait avec les oiseaux et parlait au loup de Gubbio. Le troubadour d'Assise, mon seul maître vénéré, cherchait à délivrer, comme j'essaie de le faire après lui, moins bien que lui, les choses et les vivants de la servitude où sa tradition religieuse les tenait, où ma tradition, savante et philosophe, les tien toujours.
François saint et musicien de vie.
(...)
Arrêt à Jérusalem. Le Saint-Esprit descendit-il sur les apôtres sous la forme d'une colombe, pour que son chant de paix se fasse comprendre de tous les peuples divers, rassemblés sur la place publique ? Ce vent soufflant par rafales, ce feu ronflant, ces ondes vibrantes, ne les entendons-nous pas dans l'inspiration musicale vivant, gisant, comme un roucoulement, sous toute langue ?
En certains rameaux, j'entends chanter encore l'oiseau de Pentecôte.
[...] le sculpteur put causer avec la cantatrice. Il lui
trouva de l'esprit, de la finesse; mais elle
était d'une ignorance surprenante, et se
montra faible et superstitieuse. La délica-
tesse de ses organes se reproduisait dans son
entendement.
p. 50.
Rien ne donne plus le sens que de changer de sens.
Aussi basculante, la claudication suppose une semblable tare de base : je me mis à penser parce que j'étais taré. Je pense pour compenser. Voilà le secret réel, profond, décisif de la pensée humaine et même de l'invention : nous nous mîmes à penser parce que nous sommes faibles de nature, d'espèce, d'origine, de genèse.
Pour voir le temps qu'il fait, nul n'observe plus le ciel, tous regardent la météo, à la télévision.
Ils sont formatés par la publicité : comment peut-on leur apprendre que le mot "relais", en langue française, s'écrit "-ais" alors qu'il est affiché dans toutes les gares "-ay"? Comment peut-on leur apprendre le système métrique quand, le plus sottement du monde, la SNCF leur fourgue des S'miles ?
Le monopole du savoir, qui était détenu par l'école et par l'université, a été capturé par la télévision, la radio, les médias au sens large. C'est la cause première de la crise de l'enseignement.
Petit opuscule (82 pages à typographie pour presbyte) de Michel Serres que j’aime tant entendre à la radio. Reconnaissons qu’il n’est pas si facile à lire.
Petit pouce et Petite poucette c’est le nom générique qu’il donne à la génération des petits enfants d’un homme né en 1930. C’est de les voir se servir de leurs deux pouces avec tant d’habité sur le clavier de leurs téléphones portables qui lui a donné l’idée de ce nom « générique ».
Il voit dans l’informatique et « la Toile » l’une des grandes évolutions de l’humanité, le nouveau paradigme. Après la transmission orale du savoir, l’apparition de l’écriture puis la découverte de l’imprimerie, survient une autre voie de transmission du savoir : la « Toile », permettant à Petite poucette d’avoir à la fois une tête bien faite et bien pleine. Il explique par là le déclin de la « chaire » et de ceux qui l’occupent, vers lesquels il fallait se tourner, sans bruit et bien sagement, pour apprendre. « Nul n’a plus besoin des porte-voix d’antan, sauf si l’un, original et rare, invente ». Une nouvelle pédagogie devrait être inventée, qui ne l’a pas été encore.
Mais peut-être faut-il pondérer son enthousiasme ? L’éducation ne peut sans doute pas se résumer à la seule transmission d’un savoir.
L’analyse qu’en fait Julien Gautier sur le site Revue.Skole.fr est intéressante (nous en avons publié un extrait)
Toutefois, l'invention de l'écriture et celle, plus tardive, de l'imprimerie bouleversèrent les cultures et les collectifs plus que les outils. Le dur montre son efficacité sur les choses du monde; le doux montre la sienne sur les institutions des hommes.
Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd'hui, à l'école, au collège, au lycée, à l'université ?
Avec la langue et le règne du fric, nous importâmes le mauvais goût ; et notre sens de la beauté en prit un sale coup.
L'humanité astronaute flotte dans l'espace comme un fœtus dans le liquide amniotique, reliée au placenta de la Terre-Mère par toutes les voies nourricières.
Nous sommes si nombreux à nous contenter d'avancer un pied devant l'autre, sans même nous étonner de ce petit miracle matinal.
Seulement quelques vivants jouissent d'un sexe alors que tout, dans le monde inerte ou vif, est muni d'un sens. Celui-ci va plus loin, plus profond, que celui-là. Gauche et droite se disent de plus de choses que mâle ou femelle et séparent plus universellement que le genre ne distingue.
p. 141 : « La pensée contemporaine […] hérita [de la tradition grecque dans laquelle tout citoyen pouvait accuser tout autre, puisqu’il n’y avait pas de procureur]. Combien peu de philosophes, en effet, depuis un demi-siècle ne s’emparent et ne jouissent du rôle et du statut d’avocat général, de procureur, d’accusateur, de celui qui dénonce les abus, les crimes, les erreurs, les hypocrisies, les fautes, comme un journaliste. »
p. 71 : « Le plus grand événement du XXe siècle reste sans conteste la disparition de l’agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières. »
« Qui commande ? (p. 14)
Or les sciences humaines ou sociales s’adonnent plutôt à la description, alors que les exactes expérimentent, expliquent, puis énoncent des lois. Mieux encore, et cela est décisif, les unes évaluent l’état présent de la société, les autres font naître des actions et des entreprises qui transforment, dans sa réalité inerte et vive, l’état du monde présent et à venir, physique, vivant et collectif.
» Or encore, et là gît le point décisif, les gouvernants, administrateurs, journalistes, acteurs des médias en général, bref, ceux qui, dans nos société détiennent la parole publique, donc se font le mieux entendre et, par-là, jouissent d’influence, ont tous, sans exception, été formés aux sciences humaines, économie, sociologie, commerce, finance, sciences politique, etc.
Leur parole a une efficacité majeure sur la société, mais aucun impact sur le monde.
»De leur côté, ceux qui contribuent aux transformations techniques ou biologiques, font basculer le monde et métamorphosent la société. Qui a le plus marqué le siècle, qui s’y est le plus engagé, de Sartre ou de Fleming, l’inventeur de la pénicilline et, par médiation, l’auteur de la progression verticale de l’espérance de vie ; de Bourdieu ou de Turing, l’inventeur de l’ordinateur ? Alors que l’un se trompa lourdement, connaissez-vous quoi que ce soit de l’autre, qui a changé la face du monde et bouleversé nos relations, notre accès au savoir, nos pratiques quotidiennes du temps et de l’espace, nos métiers, le travail en général ? D’un côté, de l’idéologie, de l’autre, un travail de mutation réelle, actif, permanent, réussi. »
La vertu du virtuel
Grand-Papa Ronchon reproche à Petite Poucette de vivre sans cesse dans le virtuel et d'y perdre à tout jamais le sens de la réalité. Il débite aussi, avec monotonie, la litanie selon laquelle, de son temps, "c'était mieux".Petite Poucette, qui a lu l'histoire sur Wikipédia, ose à peine rétorquer à Grand-Papa Ronchon que l'atroce XXe siècle produisit, en guerres et crimes d'état, plus de cent millions de morts, sous les gouvernements de Lénine, Franco, Mussolini, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, rien que des braves gens.
"Leurs victimes eussent préféré, dit- elle, mourir virtuellement."
Non par des folies assassines, dures, mais dans un jeu électronique, fascinant et doux. (p. 69)
(...) pourquoi tant aimer cette pratique [le chahut ], entendue évidemment comme une conduite morale ? Parce que le chahuteur supporte mal la hiérarchie, le dogme ou le prêt-à-penser. (p. 23)