Quant à la légende, elle est toujours vivace : allez en terre poitevine et vous verrez la haute falaise sur laquelle s’élevait la forteresse aujourd’hui détruite, vous verrez les ruines de la puissante abbaye de Maillezais, vous verrez des dizaines de châteaux dont on vous dira qu’ils ont été construits par la bonne dame qui transportait, la nuit, les pierres dans son tablier, et sur le bord de la fenêtre de l’un d’entre eux, on vous montrera même l’empreinte qu’elle laissa de son pied, le jour où elle s’envola pour ne plus jamais revenir.
— J’ai une idée, qui serait bien meilleure pour vous que de retourner dans le faubourg, avec le danger et toute la misère qui vous attendent. Dans quelques jours, début septembre, le parlement va accorder de gros crédits (comprennent-elles le mot crédit ?), voter des moyens, de l’argent, pour envoyer des colons de l’autre côté de la mer, sur une terre vierge, très riche,
où le blé produit des rendements étonnants. Vous y recevrez des terres, que vous devrez cultiver. La France vous donnera les outils nécessaires, une petite maison. Si vous êtes travailleurs, comme vous me l’affirmez,
en quelques années vous serez riche. Léonie n’en croyait pas un mot mais ce discours la berçait, la faisait rêver, elle si terre à terre.
(p. 59-60)
Les arbres peuvent mourir, les maisons tomber en ruine, mais la lumière, elle, ne change pas. Et nul, s'il ne l'a vécu, ne peut imaginer ce qu'est la lumière dorée d'un soir d'octobre dans la campagne d'Algérie, quand les ombres s'allongent et que l'herbe est déjà grasse. (P24)
Leïla est repartie légère, presque immatérielle.
Elle est vite allée se cacher du jour, avant que ne paraisse l'aube. Et elle se recouche sagement dans son lit de sable et de pierres, sous les lauriers roses au bord de l'oued.
Là où ses frères l'ont enterrée en secret il y a dix ans.
Tuée à coups de caillasses, lapidée une nuit magique d'été - une nuit de solstice - pour une question d'honneur.
Le lendemain, les festivités recommencèrent et durèrent quinze jours. Mélusine combla de joyaux de prix les dames et les demoiselles, les chevaliers et les écuyers. Et tous reconnurent que Raymondin avait fait un noble et puissant mariage.
- Mais dites-moi, demanda encore une fois le Comte de Poitiers, à quel lignage appartient votre femme. Lorsque le vieux chevalier nous a accueillis, il nous a indiqué que sa maîtresse s'appelait Mélusine d'Albanie. Je vous prie donc de nous dire quel est ce lignage ? Elle doit être de très noble origine.
Les frères de Raymondin manifestèrent la même curiosité. Mais le jeune homme leur répondit :
- Jamais je ne me suis posé sur ma femme autant de questions que vous venez de le faire. Mais je peux vous assurer qu'elle est la fille d'un grand roi.
La parenté de Raymondin dut se satisfaire de cette réponse.
Elle a oublié quelque chose - comme un jouet enterré. L'appelle Madja sa complice, l'appelle un souvenir enfoui, l'appelle l'appel du vent qui passe, l'appelle la chaleur de l'été, l'appelle le chant de l'eau, le cristal pépiant du matin d'avril, l'or d'une abeille dans les fleurs d'or des caroubiers.
Elle a oublié quelque chose, elle doit retourner là-bas. Ne culpabilisez pas la douceur de son enfance, laissez-là retourner dans la bulle, monde disparu, monde aboli, jardin à l'abandon, jardin labouré, jardin redevenu champ de blé, jardin effacé, jardin prisonnier de la bulle, comme elle.
Elle connaît le chemin du rêve, du souvenir, du vent tiède.
— Des cailloux, des cailloux et encore des cailloux, grinçait Raoul en contemplant sa sinistre concession.
— Nous sommes partis pour trouver une vie meilleure, lui rappela sa femme.
— Eh bien, crois-moi, Jeanne, ce n’est pas ici que nous la trouverons.
Jeanne haussa les épaules. Les vies meilleures toutes faites n’existent pas. Elle était d’avis qu’il fallait essayer d’en construire une.
(p. 177)
Imaginez, mais imaginez ces femmes du peuple de Paris, jeunes mères, futures mères, matrones ou vieilles femmes. Elles avaient parfois élevé une ou deux poules et quelques lapins dans d'arrière petit jardin des faubourgs, mais que connaissaient-elles de la campagne ? Que connaissaient-elles des pluies et des sécheresses, de la fécondation des truies ou des brebis, de la conduite des bœufs ? De la plantation des pommes de terre, des herbes sauvages comestibles, des prédateurs, de la nuit africaine et même d'une étrange douceur de temps qui fait rêver d'amour ?
Et il semble qu'elles aimaient ça, malgré tout, si dure soit-elle, cette espèce de liberté, cette vie communautaire, aussi rude mais gaie, qu'elles n'avaient jamais connues à Paris.
page 209
Antoine voyait trimer ses belles, Léonie, Jeanne et Louise et devenait de plus en plus un féministe avant la lettre : ce pays cruel ne tiendrait que par les femmes, continuait-il à penser.
Page 198

Deux ou trois pauvres bougres par chaland, déjà usés à vingt ans, attelés aux barges par des bricoles (courroie de cuir utilisée pour le halage) en cuir, marchaient lentement, voûtés, ne s'arrêtant qu'aux écluses. Ils buvaient comme des trous pour se procurer un peu d'énergie. Et ils continuaient à avancer. Parfois l'un d'entre eux trébuchait et tombait et quand ils se dételaient enfin, ils marchaient un grand moment pliés en deux, le dos cassé. Des esclaves, des galériens, des bêtes de somme. "Des bêtes seraient mieux traitées " avait pensé Antoine à qui cette misère rappelait les deux mois d'esclavage qu'il avait vécus comme débardeur de bois au quai Saint-Nicolas. Il essaya de s'adresser à l'un d'eux mais l'autre lui cracha sur les pieds.
- On est toujours le bourgeois de quelqu'un avait remarqué un brave cordonnier qu'Antoine avait connu dans l'agitation du faubourg.
- Combien gagnent-ils ? avait demandé Antoine à un employé de la compagnie,
- Rien, un franc par lieue et leur temps d'étape dure près de trente heures. Et tu me croiras ou pas, ils se battent pour avoir le travail,
- Misère de ce monde, dit Antoine songeur, en pensant aux morts de la grande barricade.
Page 100