S’il existe quelque chose que tu puisses apprendre, c’est seulement que tu ne dois pas avoir honte. N’aie pas honte d’être un homme doté de sentiment. Quoi que ce soit, ressens-le profondément et avec ferveur. Ressens-le encore avec un peu plus de ferveur, ressens-le encore avec un peu plus de profondeur. Ressens-le pour toi. Ressens-le pour l’autre. Et ensuite, laisse-le aller.
Je ne voulais rencontrer personne. Rencontrer quelqu'un, c'est s'impliquer. On noue un fil invisible. D'humain à humain. Une foule de fils. Dans tous les sens. Rencontrer quelqu'un, c'est devenir une partie de son tissu, et c'est cela qu'il fallait éviter.
Hum, tu es encore jeune, c'est vrai. Dix-huit ans ? Dix-neuf ? Vingt ? Incroyable, si jeune. Avoir tout devant soi. Rien derrière. Il soupira. Incroyable, d'avoir soi-même été si jeune. D'avoir été là. Qu'est-ce que ça signifie ? Je veux dire, chacun n'a jamais qu'un âge. J'ai eu, j'ai, j'aurai toujours cinquante- huit ans. Mais toi. Veille bien à l'âge que tu te choisis. Ça colle à la peau. Ça se pose sur toi comme un coup de tampon. L'âge que tu te choisis, c'est comme une colle qui durcit autour de toi.
Vous avez entendu ?
Un hum.
Puis il s'est tu. Son silence n'évaluait pas ce que je lui avais dit. C'était un hum, rien de plus, et avec un hum le soleil traversait le ciel en biais. Lorsque nous avons recommencé à parler, c'est sur des bagatelles que nous sous sommes attardés. Le weekend. La météo. Si le temps reste aussi beau, nous irons à la mer demain. Kyõko aime ça. Partir quelque part.
Encore un hum.
Puis il s'était endormi.
Je remarquais que j'avais omis beaucoup de choses. J'avais par exemple omis le fait que Kumamoto m'avait parfois appelé son jumeau. Ou plus précisément : son jumeau par l'âme. J'avais omis de dire qu'il me manquait. J'avais omis de dire que ma mère pleure très souvent à mon propos. Et que mon père n'oubliait jamais de me glisser mon argent de poche sous la porte. J'avais omis de dire que ce sont précisément ces omissions qui donnaient son contour à mon histoire. Kumamoto avait eu raison : on pouvait écrire des poèmes d'agonie, des millions, sur une seule et même mort, et pourtant chacun d'entre eux disait quelque chose d'autre, selon ce qu'il omettait.
Un peu plus tard j'ai été licencié. Manque d'efficacité, tel était le motif. J'emballais mes affaires et les jetai dans la première poubelle venue. J'étais libéré d'un poids. Mieux, j'ai honte d'avouer que pendant un instant délicieux je n'ai ressenti que du soulagement. On n'avait pas besoin de moi. Je n'avais plus rien à prouver. Le sentiment d'avoir définitivement échoué m'enivrait. J'étais le sursaut tempétueux et vacillant d'une bougie dont la flamme n'est plus nourrie que par un reste de cire de plus en plus petit. Elle sait qu'elle va bientôt cesser de brûler. Et pour cette raison même, elle brûle, une dernière fois plus claire que jamais.
Mes parents m’attendraient sans doute, ils guetteraient le bruit de mes pas dans le couloir (…) Comment expliquer la disparition d’un garçon qui a déjà disparu ? Comment décrire le fait qu’il nous manque, bien qu’il soit absent depuis longtemps ? Et pourtant, dès que le matin se levait, je ne souhaitais rien plus ardemment que ceci : que l’on me cherche et que l’on me trouve. Que l’on me prenne par les épaules, que l’on me gifle et que l’on me demande : Comment a-t-il été possible que nous soyons passés les uns à côté des autres à ce point-là ? Et que l’on me prenne dans les bras pour me dire : Recommençons à zéro.
Plus jamais, je me l'étais juré, je ne voulais avoir part à la souffrance d'un autre. Il devrait le savoir. Que pleurer et agoniser sont des affaires privées.
Nous ne sommes pas libres, tous autant que nous sommes.(...) nous sommes encore moins libres à chaque décisions que nous prenons.
Cravate, donc. C'est la cravate qui vous porte, pas l'inverse. Plus tard ce fut une plaisanterie entre nous. La cravate vous porte. Sur quoi il souriait, puis riait, éclatait d'un rire mugissant. Tu as raison. C'est une erreur de croire que je suis celui qui la porte. Je ne porte rien, rien du tout
Je me demande souvent pourquoi l'on n'en est plus capable, être follement heureux. Pourquoi, en grandissant, on se retrouve où que l'on soit dans un espace confiné et bas, pourquoi l'on va tout au plus d'un espace à un autre, alors qu'enfant on était dans une pièce sans murs.