Citations de Miljenko Jergovic (38)
À l’âge de vingt et un ans, il essaya pour la première fois de se supprimer. Il dénuda un câble électrique, le passa autour de son cou et le ficha dans une prise. Le courant sauta dans tout le quartier.
Dušan Drašković ressemblait à un peuple disparu, sans voix, sans langue et sans mémoire. Tout ce qu’on pouvait dire à son sujet semblait être le produit d’imaginations débordantes, de consciences troublées, de nerfs à vif, de rêves plombés. Comme si sa personne réelle n’avait jamais existé. C’est le sort des individus et des peuples massacrés sans appel, de tous ceux qui n’ont pas leur Miloš Kaludjerović pour les répertorier, classer et archiver.
Lorsque, arrivant à son terme, un débat semblait n’aboutir à aucune conclusion –car jamais sous nos latitudes on ne renonce à sa théorie pour adopter celle d’un autre –, les discussions reprenaient de plus belle, souvent avec les mêmes intervenants mais dans un autre studio ou bien dans les pages d’une autre revue, à cette différence près que chaque nouveau débat repartait à un niveau inférieur sur la base d’hypothèses plus élémentaires, comme si les participants descendaient dans une grotte apparemment sans fond,......
C’est étrange, la sérénité que la tristesse d’autrui peut nous apporter.
L’homme doit tenter d’échapper à son destin, disait-il.
Lui, il tentait de me cacher ma propre tristesse.
Et que pouvait-il savoir du destin, lui, communiste et mécréant ? Parfois j’ai l’impression qu’il en savait plus que l’imam de Livno. Et je me dis aussi que ce n’est pas un péché d’avoir cette impression-là.
Oratorios et symphonies, requiem et passions, calvaires et résurrections mis en musique, rien de tout ce qu'une fois adulte il avait entendu tant de fois n'était comparable à l'impression laissée par cette simple combinaison de deux voix d'homme, au moment où des corps pendaient couverts de la rosée du matin, et où le parfum fade et douceâtre de l'encens se mélangeait à celui d'êtres en décomposition.
La journée était belle, comme c'est souvent le cas quand on part tout en voulant rester.
La nuit, seul le ciel est encore lumineux. Il éclaire les maisons, les tours, les poteaux télégraphiques, se faufile dans la ramure, souligne d'un traits d'encre de Chine la silhouette des rares passants, ce brave ciel, rempart contre l'obscurité.
- Maksim, voyons, tu as trop bu.
- Tu sais comme on dit, ce que le sobre pense, l'ivre le dit.
En lisant ces lignes, caresse tes livres, étranger, aie pour eux de la tendresse et souviens-toi qu'ils ne sont que poussière.
On ne peut dresser la liste de toutes les bibliothèques familiales qui ont été incendiées à Sarajevo, personne ne saurait s'en souvenir. et qui donc s'en soucie. Mais on se souviendra du sort de la bibliothèque universitaire de Sarajevo, du célèbre Conseil, dont les ouvrages ont brûlé pendant tout un jour et toute une nuit. Flammes surpassant toutes les flammes, feu au-dessus de tous les feux, cendres et poussière du mythe de la fin. Cela s'est produit il y a juste un an, après qu'on eut entendu un sifflement et une explosion.
Les gens meurent avec pathétisme, ils veulent que les autres se sentent coupables. Palach s’est arrosé d’essence et immolé par le feu tandis que d’aucuns, à 80 ans, s’acharnent encore à respirer ; (…). A la fin, il se trouve bien sûr un play-boy, adepte de la dolce vita, pour affirmer que le suicide est la seule question philosophique.
On a prouvé une fois de plus que la fidélité est le principe fondamental de l'amour, qu'elle compte peut-être même plus que l'amour lui-même.
Il vaut mieux ne pas avoir affaire aux fous et nous autres, nous sommes fous, nous n'arrivons pas à vivre avec nous-mêmes, alors avec les autres, encore moins.
Cet après-midi-là, les femmes se comportèrent de façon particulièrement odieuse avec leur mari, les jeunes filles s'enfermèrent dans leur chambre et, la tête sous l'édredon, pleurèrent amèrement en espérant s'étouffer. Ce soir-là, aucun des maris qui habitaient le long du trajet menant de la maison des Sikiric à l'hôpital n'eut à dîner. Cette nuit-là, aucun enfant ne fut conçu. Les hommes de la ville étaient stupéfaits. Seuls ceux qui cachaient la honteuse graine de l'homosexualité savaient de quoi il s'agissait. Quant aux femmes, elles avaient trouvé un motif commun, qu'elles n'exprimeraient jamais, pour alimenter la jalousie et la haine qui allaient accompagner l'ombre de Regina jusqu'à sa mort.
La conscience s'avère un bon révélateur face à la mort. Meilleur que les larmes et que n'importe quelle douleur, exprimée ou non. Les vivants nourrissent un sentiment de culpabilité envers les morts et c'est lui seul qui les relie au monde des ombres. Ce sentiment de culpabilité, les morts le lèguent à leurs enfants et, s'ils deviennent adultes, c'est grâce à lui. S'il n'y a pas de culpabilité, c'est qu'il n'y a eu ni père ni mère. (...) Le jour où son père mourut, elle n'avait pas encore vingt ans et elle reçut en son âme une peine lourde et difficile à porter, d'après laquelle on reconnaît le véritable, l'authentique malheur. Mais la noblesse du malheur tient à la façon dont on le porte tout au long de la vie.