Citations de Mo Malø (357)
Bien qu’exaspérante, la question n’était pas sans intérêt : oui ou non, se sentait-il en état d’être flic, le flic qu’il avait toujours été ? Si seulement il avait su répondre à ça de manière tranchée. Si seulement il était encore capable de se définir de manière claire.
D’ici, on ne distingue ni les hommes ni les chiens qui hululent dans la nuit. Ne demeure plus, au loin, au bout du long tuyau qui achemine l’eau pure jusqu’à eux, que cette toile uniforme cousue de rectangles chamarrés, piquée de loupiotes insomniaques. mieux. Les hommes, elle les déteste. C’est eux qu’elle s’apprête à fuir.
Le vrai pouvoir, ce n’est pas de partager les femmes avec eux ; le vrai pouvoir, ce sont ces quelques secondes où il a triomphé de leur résistance. Quand le passé de leur peuple l’emporte sur le monde présent.
Au Groenland, il n’y avait pas d’autre enjeu majeur que la survie quotidienne en milieu hostile, ce qui expliquait sans doute le pragmatisme et l’indolence philosophe de ses occupants originels, les Inuits, que rien ne surprenait jamais vraiment.
- L'histoire n'a pas de nom, jeune homme. Elle n'est jamais que la somme de ce que nous accomplissions tous. Elle appartient à tout le monde.
Apputiku n'était pas l'ami des pourquoi ; les comment l'occupaient déja bien assez.
Les deux acolytes sautèrent si vite de l’appareil qu’ils n’eurent même pas le temps de chausser leurs crampons. Comme la veille sur le Jakobshavn, voilà qu’ils chevauchaient le dragon immaculé.
Prêt à ruer.
Faute de semelles adaptées, ils valseraient au moindre pas. Contrairement à ce qu’ils avaient connu à Ilulissat, le front du Helheim ne se composait pas d’un agrégat d’icebergs mères. Il s’agissait du glacier lui-même. Il offrait donc un relief beaucoup moins accidenté. Et c’eût été une bonne nouvelle… si le sol gelé n’était une telle patinoire.
– J’ai quand même ma petite idée, répliqua Qaanaaq, une lueur d’espoir allumant son regard. Des trois glaciers émissaires, lequel est le plus observé ?
– Observé par nous ?
– Non, par les glaciologues, par les journalistes… Lequel est le plus médiatisé ?
Jesper Jorgensen hésita une poignée de secondes. Enfin, la chance sembla leur sourire : il pointa la croix en bas à droite de la carte. La plus proche de Nuuk. Le glacier qu’il avait déjà mentionné.
– Le Helheim. On y attend un vêlage majeur depuis des semaines. Il paraît même qu’une équipe de télé américaine campe là-bas pour un documentaire.
– C’est à combien d’ici ? lui demanda Qaanaaq, resserrant sa pression sur l’avant-bras de l’officier.
– En hélico, un peu plus de deux heures…
Lotte prit quelques secondes pour faire son calcul.
– Environ deux heures et quart.
– Deux heures et quart, répéta pour lui-même Qaanaaq, le regard dans le vague.
– Voilà. Deux heures quinze d’autonomie. À partir du moment où la cavité est devenue étanche, bien sûr. Mais, capitaine…
– Oui ?
– À quoi ça sert de savoir ça ?
Les yeux verts fouillèrent ceux de Lotte à la recherche de cette humanité sans laquelle le meilleur légiste au monde n’était qu’un technicien sans âme.
– Je me demandais, répondit-il, sa voix grave légèrement altérée, je me demandais jusqu’à quel point il s’était vu mourir.
Depuis sept mois qu’il le pratiquait, le policier danois ne se laissait plus abuser par la candeur affichée de son adjoint. Il l’avait vu tant de fois embobiner les autochtones avec sa face lunaire et son sourire désarmant. Un tel talent était précieux sur le terrain. Mais entre eux, ça ne marchait pas comme ça. On ne roulait pas Qaanaaq Adriensen dans la farine des bons sentiments.
Il fixe sa mort bien en face, droit dans les yeux. Elle est blanche, lisse et impassible. Elle n’a pas de nom ; elle n’a que cette insondable densité qui l’enserre de toutes parts. Il pourra crier autant qu’il le veut, il l’a déjà compris : tout glissera sur elle. Sourde et muette. La mort telle qu’elle se présente à lui est un bloc compact et sans âme.
Une masse immense qui l’engloutit.
Ils abordaient enfin l’inlandsis. Le plus gros glaçon du monde. De la taille d’un continent. Des millions de mètres cubes de neige compactés en glace au fil des millénaires. Et par-dessus tout : le territoire le moins densément peuplé sur Terre. Pas un village, pas un campement nomade, pas une tente et pour finir pas un seul humain à des centaines de kilomètres à la ronde.
Le vide hostile et absolu.
Soudain un cri perça le village assoupi, dissipant ses regrets. Étrange mélange de « ou » et de « i », où la stridence le disputait aux claquements de langue. Il se précipita vers le bruit. À deux cents ou trois cents mètres, un traîneau s’échappait hors de la petite agglomération, vers le nord. Vers la banquise. La détonation sèche d’un fouet excitait les chiens qui jappaient à tout rompre. Ils filaient déjà ventre à terre, ivres des grands espaces qui s’ouvraient devant eux à perte de vue.
Elle y ajouta un généreux pourboire et quelques mots de remerciement dans un groenlandais impeccable.
– Vous parlez kalaallisut ?
– Oui… J’ai appris en arrivant ici l’année dernière. Formation intensive.
– Hå, pourtant…
– Je refuse que mon équipe le parle, je sais. C’est différent. Dans ce pays, police et justice sont encore danoises, ne leur en déplaise. Et tant que ce sera le cas, on continuera à exercer leur autorité en danois.
Soudain, une neige lourde se mit à tomber. Appu expliqua que la météo était la seule chose qui change vite à Nuuk, souvent d’une heure à l’autre. Depuis les meurtres, il était tombé plusieurs couches successives de neige. Certaines avaient déjà eu le temps de fondre, d’autres de se figer en une croûte de glace. Sur le paysage d’il y a huit jours s’était déposé un mille-feuille de boue et de poudreuse figée, en strates imprécises et malpropres. Cette versatilité climatique a sans doute eu raison des hypothétiques traces de pas autour des scènes de crime, en conclut Qaanaaq.
La solitude n'est pas forcément une prison; elle peut être aussi une refuge.
[...] Tout n’était donc pas si apaisé qu’il y paraissait dans la lointaine province polaire de la bonne reine Margrethe.