Laurie Laufer nous parle de la sexualité pour la revue "Au fait : Huit regards sur le Sexe" de
Xavier Delacroix.
Laurie Laufer. Psychanalyste, elle est également professeur de psychopathologie clinique à l'Université Paris-Diderot.
"Huit Regards sur le Sexe" avec la participation de
Sylvie Steinberg,
Philippe Combessie,
Nathalie Bajos,
Harry Bellet,
Laurie Laufer,
Brigitte Lahaie,
Jean-Marc Souvira, Anne Tomiche, Pierre Zoberman et
Agnès Giard, disponible aux Editions Cent Mille Milliards.
Photos de Alain Mandel.
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La proximité avec des malades physiquement très affaiblis,
et l’identification avec leur parcours de vie et leurs choix, possibles dans
un groupe minoritaire, sont par ailleurs moins évidentes dans un groupe
large, aux contours incertains, ici les jeunes dans leur ensemble.
Avant que le sida ne se chronicise, ce sont peut-être les effets conjoints de l’omniprésence du corps abîmé et du sentiment de « communauté de destin » entre corps vigoureux et corps abîmés qui ont produit une réduction des rapports sexuels non protégés parmi les homosexuels masculins.
Parmi les femmes et les hommes hétérosexuels blancs par contre, l’absence de proximité immédiate et récurrente, et l’absence de sentiment communautaire, peuvent expliquer que le sida n’a jamais été tout à fait considéré comme un risque massif, hier comme en 2017.
À moins d’une épée de Damoclès aiguisée (comme des risques mortels – et encore, nous y reviendrons) qui pondère peut-être la tendance au rejet d’une information susceptible d’amoindrir la qualité du désir premier, on voit difficilement comment la prévention et les campagnes d’information qu’elle suppose pourraient se défaire de ce qui, pour être construit mais incorporé et impensé, ressemble par sa récurrence à une contrainte.
Et encore doit-on se demander si c’était le fait de présenter le sida comme une maladie fatale qui rendait le constat précédent moins apparent dans les premières recherches que j’ai conduites, ou si le changement observé depuis ne réside pas essentiellement dans la possibilité de dire et de montrer publiquement ce qui auparavant se devait d’être caché au plus grand nombre, et connu seulement des partenaires sexuels ; ce qui laisserait supposer l’existence d’un « secret partagé », cher à Georg Simmel.
[Lynne Goostein] s'est intéressée aux liens entre l'adaptation à la prison et l'adaptation à la vie à l'extérieur après la sortie. Elle remarque que les systèmes de punitions et récompenses préparent mal les détenus à la vie à l'extérieur. Elle souligne ce qu'elle désigne comme deux « ironies » : les détenus qui se sont le mieux intégrés à la vie de la prison, ceux par exemple qui ont obtenu les travaux les plus enviés de la détention, sont aussi ceux qui ont le plus de difficulté à trouver du travail et à s'adapter à l'extérieur ; ceux qui s'en sortent le mieux sont ceux qui, en prison, étaient les fauteurs de trouble. Elle analyse ainsi le phénomène : « Il est possible que les détenus rebelles [...] s'adaptent plus facilement à la vie extérieure parce qu'ils ont gardé leur autonomie et leur libre arbitre malgré l'enfermement. »
Le concept de capital culturel peut être compris comme un ensemble de
qualifications intellectuelles produites par l’environnement familial et le
système scolaire. C’est un capital parce qu’on peut l’accumuler au cours du
temps et comme tout capital, il donne du pouvoir à son détenteur.
Le capital culturel peut exister sous trois formes : à l’état incorporé, c’est-à-dire sous la forme d’un habitus culturel qui s’observe, par exemple, par l’aisance sociale, par la capacité à s’exprimer en public ; à l’état objectivé, c’est-à-dire sous la forme de biens culturels (livres, tableaux, disques, etc.) ; sous la forme institutionnalisée, c’est-à-dire par les titres scolaires.
Il faut prendre au pied de la lettre la formule de Claudel [...] : rendre la prison visible. La prison est un dispositif contraignant, pénible, il ne faut pas se le cacher. Non pas pour rêver d'intégrer cette pénibilité dans une logique de rédemption, d'expiation ou de redressement, mais pour viser à la limiter au maximum. Cela doit se faire de deux façons. Il faut d'abord limiter l'usage de la prison, ce qui limitera les risques de dégâts sociaux causés par l'enfermement d'un individu si ce n'est pas absolument indispensable à la sécurité publique. Il faut également limiter la pénibilité de la prison. Tout ce qui abaisse la dignité d'un homme rejaillit sur les individus qui y coopèrent, sur l'institution qui le tolère, et sur la société qui l'accepte et qui, pour ce faire, l'occulte.
Lorsque les condamnés les plus dotés culturellement sont en interaction
avec les agents chargés du suivi sanitaire et social, leurs manières d’être et
leurs façons de penser leur condamnation les exposent donc à un étiquetage psychologisant : ils peuvent être qualifiés d’immaturo-pervers.
Leur capital culturel induit une certaine façon de percevoir leur condamnation et mobilise, dans les discours, une critique du système, parfois cynique. De plus, ces condamnés entrent en concurrence avec des agents diplômés (psychologues, psychiatres, CPIP) ce qui rappelle fortement que la prise en charge se déroule de manière dissymétrique et menace le professionnel, dans cette situation, de perdre l’ascendant sur la légitimité du dispositif.
Le condamné qui détient des diplômes élevés, des compétences rédactionnelles et une grande éloquence, est spontanément perçu comme dangereux ; il est considéré comme « manipulateur », il dérange et complique la prise en charge thérapeutique.
Le paradoxe de l'approche classique de la récidive est que [les] « intraitables » sont à la fois la meilleure justification de l'enfermement ( « Un individu comme ça, on ne peut pas le laisser vadrouiller dans la nature ! ») et la preuve flagrante de son échec en matière de réinsertion : la mesure du taux de récidive des personnes pour lesquelles la prison semble la seule peine appropriée (puisque les autres dispositifs se sont révélés vains) montre l'inefficacité de la prison.
[L]es nouveaux dispositifs ont surtout légalisé nombre des enfermements en vigueur depuis longtemps. Aujourd'hui encore, de fortes proportions de pauvres, de fous, de malades, d'étrangers sont dans les prisons. Sans doute n'y sont-ils plus directement en tant que tels, mais qu'ils y soient fait réfléchir sur l'ensemble du dispositif pénal qui s'est mis en place.
[P]our [une] altercation avec les forces de l'ordre, un jeune homme sans qualification, sans emploi et hébergé chez une amie, a de fortes chances d'être envoyé en détention provisoire. Pour la même infraction, un homme du même âge, mais diplômé et fonctionnaire ou cadre d'entreprise logé dans un appartement à son nom, sera en général laissé libre de rentré chez lui, de reprendre son travail le lendemain, et devra seulement se présenter sur convocation à l'audience du tribunal, où il sera condamné à une amende et des dommages et intérêts à la victime ; quant à l'éventuelle peine de prison, elle sera le plus souvent assortie de sursis.
Les raisons pour envoyer le premier en prison sont compréhensibles : sans domicile fixe, il risque de "s'évanouir dans la nature", dira-t-on, si on ne le garde pas "sous main de la justice" jusqu'au procès. On peut comprendre aussi les raisons qui plaident pour le sursis du cadre : il ne s'agit pas de casser une carrière professionnelle pour quelques coups échangés, et par son travail et son logement, il offre de bonnes "garanties de présentation". La prison est un lieu où l'on envoie plus aisément les démunis (en travail, en famille, en argent...) que les plus favorisés.
Le plus souvent, les réflexions sur la prison portent sur la peine de prison; dans le langage courant, l'adjectif pénitentiaire est presque synonyme de carcéral. Cette assimilation de prison à peine de prison est l'effet de la convergence de différentes logiques et de différents intérêts qui ont façonné, à partir du XVIII° siècle, et renforcé ensuite, une image de la prison qui pourrait être, enfin, une "bonne peine", adaptée à la fois aux exigences du droit et à la modernité des sociétés démocratiques issues de l'esprit des Lumières.