Dans le cadre des célébrations du soixantième anniversaire de la fin de la Guerre d'indépendance algérienne, la BnF accueille la première partie du colloque international sur l'oeuvre et la vie de Pierre Guyotat depuis sa disparition, qui interroge son rapport à l'Algérie. Ce pays qu'il affectionne tient une place majeure dans son parcours d'écrivain. La seconde partie du colloque a lieu le 24 novembre à l'Institut du monde arabe.
Pierre Guyotat est une figure majeure de la mémoire du conflit algérien, avec Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden. Avec Idiotie, il a offert une des oeuvres récentes les plus importantes sur ce sujet.
Le rapport de Guyotat à l'Algérie est unique dans la mesure où s'y nouent le politique, l'affectif et l'intime. Regardé comme un « ami de l'Algérie », Pierre Guyotat intègre dans son regard toutes les facettes d'un pays qu'il découvre soldat, également soucieux autant du sort des appelés du contingent, de celui des Français d'Algérie que de celui des combattants de la liberté algérienne. Il contribua aussi à établir, dans la création et l'action publique, un rapport nouveau, post-indépendance, à l'Algérie, à ses auteurs, et aux personnes qui en étaient originaires également en France.
L'oeuvre littéraire de Pierre Guyotat est conservée à la BnF, à la suite du don qu'il en a fait. Les manuscrits de Tombeau pour cinq cents mille soldats et d'Éden, Éden, Éden, ainsi que de nombreux textes et documents composés pendant les périodes algériennes, y sont conservés.
En donnant la parole à des figures de la recherche et de la création issues des deux côtés de la Méditerranée d'Algérie, du Maghreb, de France et d'ailleurs, ce colloque permettra de découvrir un regard unique sur l'Algérie, affectueux et savant, celui d'un des plus grand auteurs de langue française.
Voir le programme : https://www.bnf.fr/fr/agenda/pierre-guyotat-et-lalgerie
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Ma recherche de l’absolu aboutit à ceci que j’en espère toujours de plus absolu encore. Tous les absolus créés par l’homme, auxquels j’ai souscrit, sont dépouillés par moi de leur valeur d’absolu en regard d’autres qui ne nous sont pas encore connus.
Le paysan adolescent s'agenouille au bord de la flaque de sangs mêlés, l'épaule appuyée au rideau de fer de la boucherie ; sa main fouille dans la poubelle entre les chairs déchiquetées, prend un coeur de chevreau transpercé, le porte à la bouche ; les chauves-souris, prises dans la chambre froide, s'agrippent aux quartiers suspendus ; le paysan, mâchant le coeur de chevreau, entre dans le bordel des femmes ; la maquerelle le prend entre ses bras, elle le pousse vers l'escalier, il s'accroupit, découvre les pots, lape la gelée (...)
Après la clinique, c'est l'entrée dans la dépression douce, la guérison lente : la récompense de cette traversée de la mort, c'est, au lieu du palais enchanté que l'on croit avoir gagné à la sueur de son sang mort, un monde désenchanté, sans relief ni couleur notables, des regards ternes qui ne vous voient plus, des voix toujours adressées à d'autres que vous qui revenez de trop loin, une obligation quotidienne à survivre, un cœur qui ne fait passer que du sang, et du sang qui ne chauffe plus. Il faut attendre. S'appliquer à se nourrir, à dormir, à se laver, à se vêtir, à marcher...
Ou bien, c’est la fusion avec le monde, ma disparition dans tout ce qui me touche, que je vois, et dans tout ce que je ne vois pas encore. Sans doute ne puis-je alors supporter de n’être qu’un seul moi, devant tous ces autres moi et d’être immobile malgré l’effervescence de mes sens, d’être immobile dans cet espace où l’on saute, s’élance, s’envole…
Plutôt mourir (comme peut « mourir » un enfant) que de ne pas être multiple, voire multiple jusqu’à l’infini.
Quelle douleur aussi de ne pouvoir se partager, être, soi, partagé, comme un festin par tout ce qu’on désire manger, par toutes les sensations, par tous les êtres : cette dépouille déchiquetée de petit animal par terre c’est moi… si ce pouvait être moi !
[La veille de son anesthésie générale]
« Malgré mon enjouement –la douleur ou l’avant-douleur provoque toujours en moi une euphorie de verbe et d’empathie-, d’être ainsi marqué, même aux jambes, pris entre l’âge avancé des onze patients et l’obscurité carrelée, vétuste, du lieu dans lequel je vois et sens aussi les espaces du passé : infirmerie de collège, boiseries d’hospice, en quelque sorte mon commencement dans la collectivité humain, j’éprouve –mais à partir de quel « je » déjà ?- et tais à mes proches une sensation, dont j’attends que l’opération me délivre, d’inexistence entre deux vieilleries, de dépouillement, d’échec, d’abandon par la Lumière, d’humiliation froide, d’oubli.
Ce que je ressens comme une liberté nouvelle c’est la perte de mon poids. La beauté de l’hiver, sa lumière, l’éclat, le scintillement de la neige et de la glace (le spectacle prévu pour décembre à Chaillot) me font comme un corps glorieux.
Un débat entre littérature et vie, oui, peut-être, mais pas entre ce que moi j’écris et la vie ; parce que c’est la vie, ce que je fais.
Comment un médecin même savant pourrait-il comprendre que mon épuisement ne procède que d’une torture d’ordre artistique ?
Quelle douleur aussi de ne pouvoir se partager, être, soi, partagé, comme un festin par tout ce qu’on désire manger, par toutes les sensations, par tous les êtres : cette dépouille déchiquetée de petit animal par terre c’est moi… si ce pouvait être moi !
Qui me frappe ? De quelle autorité ? […] Je n’en éprouve aucune colère. Seuls mes os réclament justice ; je suis ainsi fait que ce n’est jamais « moi » qui suis insulté, battu, repoussé, mais, dans ma personne, quelque chose du dessus, une réalité organique, solidaire ou une solidarité historique, voire métaphysique : je ne me suis toujours ressenti, pensé, qu’en tant que médium, intermédiaire, messager. Et l’on m’a toujours beaucoup aimé comme tel, celui qui apporte la lumière ou celui qui la rétablit dans le cœur de l’autre.