Rachel Carson

Les grandes sociétés de produits chimiques subventionnent abondamment les recherches sur les insecticides dans les universités ; il en résulte des bourses agréables pour les étudiants, et des postes intéressants dans les laboratoires. Personne, au contraire, ne fournit d’argent pour améliorer des méthodes biologiques qui n’offrent pas les fortunes promises par l’industrie chimique. La biologie demeure donc le fief des fonctionnaires, des mal payés.

D’une part, grâce à une sélection génétique dont nous reparlerons, les insectes deviennent résistants à nos produits, d’autre part, plus nous détruisons d’insectes plus il en naît, parce que nos campagnes chimiques affaiblissent les défenses prévues par la nature elle-même pour empêcher un développement excessif des espèces.

Vouloir 'contrôler la nature' est une arrogante prétention, née d'une biologie et d'une philosophie qui en sont encore à l'âge de Néandertal, où l'on pouvait croire la nature destinée à satisfaire le bon plaisir de l'homme. Les concepts et les pratiques de l'entomologie appliquée reflètent cet âge de pierre de la science. Le malheur est qu'une si primitive pensée dispose actuellement des moyens d'action les plus puissants, et que, en orientant ses armes contre les insectes, elle les pointe aussi contre la terre.

Dans les circonstances présentes, notre sort n'est guère plus enviable que celui des invités des Borgia.

Notre époque est celle de la spécialisation ; chacun ne voit que son petit domaine, et ignore ou méprise l’ensemble plus large où cependant il vit. Notre époque est aussi celle de l’industrie ; personne ne conteste à son prochain le droit de gagner un dollar, quelles que soient les conséquences. 

Tout au long de l’agriculture prémoderne, les insectes ne posaient quasiment pas de problèmes aux paysans. Les ennuis sont apparus avec l’intensification de l’agriculture – lorsque l’on a commencé à consacrer d’immenses superficies à une seule récolte. 

Nous sommes à l’âge du poison ; le premier venu peut acheter sans explications à tous les coins de rue des substances beaucoup plus dangereuses que les produits pour lesquels le pharmacien exige une ordonnance médicale. Il suffit de cinq minutes de promenade dans un supermarché pour effrayer le client le plus intrépide, lorsqu’il connaît un peu la nature des produits chimiques offerts à son choix.

Nous nous trouvons à l’orée d’un monde inquiétant, que les frères Grimm n’auraient osé imaginer, et qui fait penser plutôt au crayon de Charles Addams. Dans cet univers, la forêt enchantée des contes de fées laisse place au bois sombre où il suffit de mâcher une feuille, de sucer une goutte de sève pour être foudroyé. C’est un monde où la puce meurt d’avoir mordu le chien, où l’insecte est asphyxié par l’arôme de la plante, où l’abeille rapporte à sa ruche un nectar empoisonné, et fabrique du miel vénéneux.

Sommes-nous donc hypnotisés au point d’accepter le médiocre et le nocif, comme si nous avions perdu la force ou la pénétration nécessaire pour exiger le bon ? Selon l’écologue Paul Shepard, pareil état d’esprit idéalise une situation où nous avons tout juste la bouche hors de l’eau, où le milieu naturel a presque atteint le maximum de corruption compatible avec la survie de l’homme. Pourquoi, demande Shepard, devrions-nous accepter d’absorber des poisons sous prétexte qu’ils ne sont pas tout à fait meurtriers, de vivre dans une ambiance pas tout à fait insupportable, de fréquenter des êtres pas tout à fait ennemis, d’entendre des bruits de moteurs pas tout à fait assez stridents pour nous rendre fous ? Qui donc voudrait vivre dans un monde dont la caractéristique est d’être « pas tout à fait mortel » ?

Ecrire sur Printemps silencieux ne peut inspirer à un élu qu'une grande humilité; le livre historique de Rachel Carson offre en effet la preuve éclatante que le pouvoir d'une idée peut être beaucoup plus grand que celui des hommes politiques.

Al Gore, Introduction

Jusqu'à la parution du livre, les forces déployées contre son auteur furent colossales. L'attaque dont Rachel Carson fut la cible a été comparée à l'impitoyable assaut mené contre Charles Darwin au moment de la parution de L'origine des espèces. Et comme Carson était une femme, l'essentiel de la critique qui lui fut adressée joua sur les stéréotypes de son sexe. La traiter d'hystérique faisait parfaitement l'affaire. Time Magazine lui reprocha également son "sentimentalisme".

Al Gore, Introduction

Nous avons toujours du mal à admettre que quelque chose survienne, alors que nous ne l'avons pas cherché, qu'elle ne répond ni à notre point de vue ni à une décision, alors même, c'est le cas le plus fréquent, que nous nous sommes abstenus d'agir.

La question de la responsabilité morale est sous-jacente pour tous les polluants que nous avons introduits dans notre monde (...) la menace est infiniement plus forte pour les générations à naître, et notre responsabilité plus terrible encore, vis-à-vis de ceux qui n'ont pas voix au chapitre maintenant.

C'est (...) sur un rivage isolé à l'aube ou au crépuscule, ou en pleine tempête ou par une nuit noire que nous ressentons quelque chose de mystérieux que nous identifions à la réalité de la mer. Car l'océan n'a rien de commun avec l'humanité.

La mer est un endroit où chacun pressent que la terre est très ancienne. Elle semble immuable, mais toujours changeante. Elle relie les prémisses des temps lointains avec le présent.

La faune, il convient de le rappeler, disparaît parce que son habitat a été détruit. Or l'habitat des animaux sauvages est aussi le nôtre.

Water, soil, and the earth’s green mantle of plants make up the world that supports the animal life of the earth. Although modern man seldom remembers the fact, he could not exist without the plants that harness the sun’s energy and manufacture the basic foodstuffs he depends upon for life. Our attitude toward plants is a singularly narrow one. If we see any immediate utility in a plant, we foster it. If, for any reason, we find its presence undesirable, or even simply a matter of indifference, we may condemn it to destruction forthwith. Besides the various plants that are poisonous to man or his livestock, or crowd out food plants, many are marked for destruction merely because they happen to be in the wrong place at the wrong time, and many others are destroyed merely because they happen to be associates of the unwanted plants. Sometimes we have no choice but to disturb the relationships between plants and the earth, between plants and other plants, and between plants and animals, yet we should do so thoughtfully, with full awareness that what we do may have consequences remote in time and place.

Ce monde (...), même s'il est ancien, reste toujours nouveau.

Je suis sincèrement persuadée que pour un enfant, et pour des parents qui cherchent à le guider, il est bien moins important de savoir que de ressentir. Si les faits sont les graines qui plus tard permettront de développer la connaissance et la sagesse, alors les émotions et les impressions des sens sont un sol fertile où les graines grandiront.

Car tout finalement retourne à la mer, à Okeanos, commencement et terme de tout, fleuve éternel du temps.