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Citations de Ralph Dutli (35)


Printemps 1920 Mandelstam est alors en Crimée
Le poète Emili Mindline se souvient que Mandelstam, un soir qu'il rentrait en nage de la vigne, lui récita les sept magnifiques strophes du poème vénitien. C'étaient sa vision de la mort de l'homme, de la mort à Venise qui était également un masque pour Pétersbourg, la Venise du Nord agonisante :

"Air délicat de la peau. Veines bleues.
Neige blanche. Vert brocart.
Tous sur des civières de cyprès
On les tire de leurs manteaux, tièdes et somnolents.

Et brûlent, brûlent les bougies dans les corbeilles
Comme la colombe vola dans l'arche.
Au théâtre, aux vaines assemblées,
L'homme se meurt.

"L'homme se meurt" : la mort est partout sur cette péninsule déchirée par la guerre civile. (...) La côte de Crimée était son Italie. Sienne et Venise, qu'il n'avait jamais vues, hantaient son imagination. (p199)
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La folie est experte en travestissement, elle a des circonvolutions cérébrales secrètes et ses escaliers dérobés où nul ne peut la suivre.
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"Dans la poésie, l'invention et la mémoire vont de pair : se rappeler c'est aussi inventer, qui se souvient réinvente. Le problème fondamental du goût littéraire moscovite est l'oubli de cette double vérité. (...) La poésie respire par la bouche et par le nez, par la mémoire et par l'invention. Il faudrait être un fakir pour se passer de l'une de ces deux respirations" ( "Moscou littéraire" essai de Mandelstam)
Les révolutionnaires de la culture grisés par l'avenir négligent la mémoire : c'est là le principal reproche que leur adresse Mandelstam.
Dans "Un éclat", il se dresse aussi contre toute appropriation ou toute mise sous tutelle de la poésie par le pouvoir : "La pauvre poésie recule craintivement devant les nombreux canons de revolvers braqués sur elle, chargés de sévères exigences. Que doit être la poésie ? Peut-être ne doit-elle être rien du tout, peut-être ne doit-elle rien à personne et tous ses créanciers sont-ils des imposteurs !"
(p 252)
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Cette fois les cosaques parlaient français. La circulaire N°173-43 de la préfecture de police ordonnait l'arrestation des juifs étrangers. Plus de treize mille personnes rien qu'à Paris. La moitié est acheminée jusqu'au camp de Drancy au nord de Paris dans des bus municipaux réquisitionnés ; les autres sont parqués au Vel'd'hiv. Beaucoup sont restés introuvables lors de la grande rafle. Parmi eux un peintre invisible. (p. 112)
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Fais comme si tu étais mort. Ce sera plus facile. Tout sera plus facile. Tu es déjà mort, tu ne peux plus perdre la vie. La vie toujours déjà perdue, nous sommes déjà libres à demi. Tu ne peux plus rien perdre, rien. Et tu t'en vas, léger. Il faudrait pouvoir peindre ça.
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Pas la moindre trace de convulsion ou de combat sur ces visages, nulle contorsion des deux corps enlacés, calmes comme s'ils venaient de s'endormir. Ils avaient découvert les sucs de plantes qu'il leur fallait, la révolution néolithique était aussi pharmacologique, ils avaient trouvé la pierre philosophale, mourir ensemble au bon moment, ils étaient maîtres de leur destin, ils avaient eux-mêmes choisi l'instant voulu. Bonheur parfait de ne plus devoir apprendre à vivre seul, mourir seul après le départ de l'autre, L'art suprême !
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Service d'hygiène ! Ouvrez immédiatement !
Le peintre prend peur, il est livide, on dirait un cadavre. Un homme entre dans la pièce, vêtu d'un tablier blanc, un bonnet blanc sur la tête. Il veut confisquer la carcasse de boeuf à la puanteur atroce. Des mouches vertes vrombissent dans l'atelier. Soutine est atterré, son tableau n'est pas terminé. Rembrandt dans un coin a un rire triomphant.
Paulette plaide la cause du peintre désespéré.
Vous voyez bien qu'il est en train de le peindre, il en a besoin pour finir son tableau, je vous en prie !
Les hommes du services d'hygiène ont pitié, ils sortent leurs seringues et injectent de l'ammoniaque dans cette pauvre chair de la carcasse. Ils lui montrent en quelques gestes comment conserver les animaux sans empester tout l'immeuble. Dès lors, reconnaissant, il ne se déplace plus dans le monde qu'avec du formol, de l'ammoniaque et un assortiment de grosses seringues pour conserver au triomphe de la mort toute sa fraîcheur rouge sang. Et les dindons, les lièvres, les faisans viennent s'ajouter à la liste. Il se fait livrer plusieurs carcasses de boeuf, et chaque fois fixe un nouvel aspect de cette mort juteuse : un amas de graisse jaune rance ou la torsion d'un membre, ou les caillots de sang qui forment une surface mouvante. (p. 179)
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« Tu vois la fissure de cette formidable tour, là-haut ? Depuis le faîtage, elle serpente jusqu'aux toits des maisons plus basses de la piazza Mantegna. Un zigzag noir a entaillé le rouge sale des briques. Très décoratif, n'est-ce pas ? C'est l'écriture d'un dieu, un échantillon de son écriture impérieuse aux fioritures fantasques. Sans attendre que tu me demandes le nom de ce dieu, je te l'apprends : il s'appelle Terremoto. »

Pour capter quelques vagues bribes, Manu doit maintenant se pencher par-dessus la table, car en ce début de soirée, la petite place qui est face au café Miró bourdonne de palabres italiennes, telle une ruche. En acrobate, le serveur tient bien haut son plateau chargé de tasses minuscules et de verres ventrus jaunes, rouges ou de la teinte orangée du couchant. Il a l'œil à tout.

Dans ses souvenirs, Manu humera les arômes de café de centaines de places et de ruelles, à gauche et à droite, des effluves de café hallucinatoires, intensifiés par les palabres, et il entendra comme le fredon d'un immense essaim égaré sur la piazza. Gageons qu'il atteint même la silencieuse basilique Sant'Andrea de l'autre côté de la place : dans la première chapelle à gauche, derrière une stèle dépouillée, reposent les ossements du peintre Andrea Mantegna, de retour au pays, doucement bercés par son saint patron. Ce fredon, le peintre peut-il l'entendre ? Comprend-il ces palabres ? Manu, lui, peut Ie voir hocher la tête.

(INCIPIT)
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Mon temps, mon fauve, qui pourra
Plonger au fond de tes prunelles ?
Qui de son sang recollera,
Les vertèbres de deux siècles ?
(...)
Et les bourgeons vont encore gonfler,
Le rejeton de verdure jaillira,
Mais ton échine est brisée,
Mon pauvre siècle, si beau !
Et avec un sourire insensé
Tu regardes en arrière, faible et cruel,
Comme une bête jadis souple,
Se retourne sur ses propres traces...

Ce poème de Mandelstam voit le jour les 8-9 octobre 1922.
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Alors qu'on se dénude à l'envi partout sur les réseaux, voiler son corps pourrait représenter le dernier vestige d'érotisme encore possible. Un repli héroïque, une audacieuse autocontraction du dieu Éros.[...]Le drap, détecteur de séisme. Ample et blanche mémoire
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Combien de génies méconnus ont passé leur vie à attendre un dieu pharmacien qui comme Barnes entrerait dans leurs trous et leurs ateliers crasseux, brandirait l'index en direction des toiles et trompetterait : This one, and this one, and this one... (p. 168)
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Seule la parole crée le monde, Chaïm. Ton pinceau barbouille le monde, le mue en grimaces, en insultes à sa création. Ne vois-tu donc pas que tu as tout distordu et déformé, paysages et hommes, que tout tremble et vacille comme si c'était la douleur dans ton ventre qui avait peint et pas toi ? Comme si la douleur avait créé le monde et pas l'oeil paisible du Créateur et sa parole. Comme si un ulcère impie avait créé le monde! La Création ne doit pas être peinte Chaïm, pourquoi le serait-elle, à la fin de la semaine la Création est là, produite en six jours et couronnée par le Shabbat, la paix de l'Innommé pour qu'il la contemple avec satisfaction. As-tu oublié le commandement ? Oublié le plus important ? Tout oublié ? Tu ne feras point d'image taillée... Ni de représentation... Ni de ce qui est là-haut... Ni de ce qui est en bas sur la terre... Ni de ce qui est dans les eaux sous la terre... (p. 69)
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Couleurs et douleurs sont soeurs, oui, certainement. Elles sont incurables, même si les couleurs finissent par devenir cicatrices.
Non, la couleur devait incarner les deux à la fois, la douleur palpitante et la cicatrice persistante. Et enfin la mort. Tout laisse des cicatrices, comprenez-vous, des traces visibles. Tout. Un corps indemne, cela existe peut-être dans la statuaire grecque, dans l'Egypte ancienne ou chez Modigliani. Pour Soutine il n 'y a pas de corps indemne, rien que des corps abîmés, noueux, malmenés. Rien dans la vie n'est resté intact, rien n'est réparable. Ce sont les seuls principes qu'il veuille accepter. Il veut que les couleurs se frottent, se griffent, se révèrent, se maudissent, s'injurient, s'élèvent et s'écrasent jusqu'à livrer, balbutiantes, leur bonheur cicatriciel. (p106-107)
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Pas une fois il n'a tenté de parler de ses tableaux, pas un mot. Jamais il n'a désigné ses toiles, jamais essayer d'expliquer pourquoi il fallait que ce soit ainsi, pourquoi il ne pouvait faire autrement. Il a retourné les tableaux, les a mis contre le mur, en a détourné le regard pour que personne ne puisse les voir. Rien expliqué. Dans aucune lettre. D'aucun mot. Il n'est pas d'explication à ces tableaux, comprenez-vous ? C'est le tableau qui compte et lui seul. Et le mot compte aussi, mais il faut le taire. Moïse est déçu. Soutine le taciturne, voilà ce qu'on dira dans le monde de Montparnasse. Muet comme une carpe.
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De la petite cour de l'hôtel Garreta à Céret monte une fumée noire. Il a de nouveau brûlé des dizaines de tableaux. Il lui faut les éliminer. Et la haine restera, il cherchera les marchands qui les collectionnent, rachètera ses propres tableaux de la période de Céret pour les taillader au couteau. Ne vend un nouveau tableau qu'à condition qu'on lui en rende deux de Céret qu'il puisse détruire. Pauvres Pyrénées ! (p49)
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Mandelstam supprime les frontières, fait surgir des époques et des espaces, multiplie les mondes.
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L'étoile jaune, il ne la porte jamais. A moins que son étoile soit invisible elle aussi ? A compter du 7 juin 1942, il faut porter la marque solidement cousue et bien visible ; quiconque omet de le faire est passible d'être incarcéré. Pour l'obtenir, il faut donner un point de sa carte de vêtements. Dans le Reich, les juifs n'avaient pas à dépenser un point pour leur étoile. Ils n'avaient pas de carte de vêtements. Et bientôt commence le ramassage des étoiles, les rafles s'enchaînent à intervalles de plus en plus courts. Puis le transfert à Drancy ou Pithiviers, Compiègne ou Beaune-la-Rolande, les camps de transit des environs de Paris. Il est interdit de fixer l'étoile avec une épingle de sûreté ou un bouton-pression. Coudre, qu'on ne puisse pas arracher, coudre jusque dans la peau si possible. Dès le début il était résolu à ne pas la porter. Le peintre Chaïm Soutine est invisible pour toujours sous son chapeau. Et son étoile aussi. (p. 110)
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Les collines de Céret.
Les toiles sont les soeurs suppliciées des paysages. De la couleur comme de la lave, vert-orange-rouge, appliquée d'un geste plein de panique et de rage. Des maisons qui vacillent dans le paysage effaré, les fenêtres sont des yeux de fantômes. Des arbres recourbés comme des poulpes avec leurs tentacules. Des rues qui se cabrent. Des talus effondrés, ces chemins fouettés par le vent, bossus, crevassés. (p. 47)
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Absurde la religion, qui s'invente un Dieu crucifié pour réconcilier l'homme avec la douleur. (p. 43)
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Il détestait qu'on l'observe en train de peindre, la pudeur lui commandait de faire ces choses-là seul, comme tout ce qui concerne les choses les plus intimes. Pas même Mademoiselle Garde n'avait le droit de voir un tableau en cours ; et les inévitables promeneurs de Céret, de Cagnes ou Champigny qui essayaient de s'approcher du peintre, contrôleurs drapés de pourpre de la ressemblance, il les détestait comme des insectes s'attardant sur la toile. Dès qu'il repérait un badaud à l'horizon, il remballait palette et chevalet et partait en courant. (p235)
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