Voilà les mots par lesquels
André Suarès dans "Voyage d'un Condottiere" décrit Mantoue :
"Le ciel d'or rose se mit soudain à fleurir ; et de plus en plus rouge, plein de fumée jaune et de nuages embrasés, il s'épanouit. Telles traînées de pourpre s'effeuillaient comme des pétales ; et telles autres s'effilaient comme les brins du grenadier, dans la saison où ces rameaux vermillons portent la fleur de grenade. Les clochers, les tours, la coupole grandirent. Ce n'étaient plus, silhouettes de deuil, que fantômes démesurés, des lances et des casques, que dressaient des géants couchés entre les digues. La forme s'évanouit. le détail s'éclipse. le masse seule demeure, du noir le plus dense et le plus gras, en écran sur la lumière occidentale.
Et la ville semble descendre dans le mirage des eaux versicolores, à mesure que l'ombre monte et l'enveloppe.[...] La coupole et deux clochers en épine collent de plus près au ciel leurs ombres de funérailles. Les tours carrées, brutes, pareilles à des mâts et des tournisses fichés dans le tas des maisons, croissent dans l'ombre et se gonflent de leur propre noirceur. La vue est infinie sur l'horizon de tristesse morose, qui a la douleur d'une infaillible mémoire, et le poids du plus redoutable pressentiment."
Comme une fleur qui s'ouvre au printemps,
excepté ce Maladetta Primavera, comme un pressentiment.
Un 20 mai 2012. Terremoto veut qu'on lui offre des sacrifices, mais nullement rassasié neuf jours plus tard, il en redemande. Et le 29 mai c'est Mantoue qui est touchée.
Ce mot Italien avec ces deux RR fait penser à la terreur là où le français séisme " on dirait qu'il flatté la bouche, le lèvres ne font que s'effleurer".
Fissures de la terre, failles sismiques...
Fissures dans les vies, failles émotionnelles...
Fissures dans l'art, failles dans le temps...
Mantoue, ville de la Renaissance, ville qui a donnée naissance à
Virgile.
Virgile ne se fait-il pas du souci pour Mantoue dans sa neuvième Bucolique, aux vers 27 et 28 ? Il évoque les expropriations en faveur des vétérans de l'armée d'Octave, mesure qui a ruiné ses parents.
À moins qu'il ne prédise le séisme de mai 2012 ?
À moins qu'il ne redoute ce maudit printemps ? « Superet modo Mantua nobis, / Mantua vae miserae nimium vicina Cremonae ! « Pourvu que Mantoue nous reste, Mantoue, hélas, trop proche de la malheureuse Crémone ! »
Joutes de poètes antiques : Martial écrit que Vérone aimes son poète
Catulle et que Maro, alias
Virgile, est le bonheur de Mantoue,
Ovide, à la fin des Amours, s'en fait écho ; Vérone doit autant à
Catulle que Mantoue à
Virgile. « Mantua Vergilio gaudet, Verona Catullo.»
Mantoue évoque la mantique, c'est un lieu de divination, un organe de prophétie. D'après l'Énéide de
Virgile, livre X, vers 199, la ville tient son nom de la sibylle Manto, fille de Tirésias qui fut frappée de cécité en punition de sa clairvoyance. C'est son fils Ocnus, écrit
Virgile, qui a fondé la ville et l'a nommée Mantoue en l'honneur de sa mère. Fils de la prophétesse Manto. . . et du fleuve étrusque... il t'a donné tes remparts, Mantoue. . . et le nom de sa mère
D'autres supposent que son nom pourrait venir de Mantus, le dieu étrusque du monde inférieur, puisque l'entrée des Enfers est censée se trouver dans les environs.
Mais revenons à
Virgile dont le compagnon, tout naturel, finira ce billet. "Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc/Parthenope ; cecinipascua, rura, duces. (Mantoue m'a engendré, la Calabre m'a emporté, aujourd'hui Parthénope me tient (la sirène, chuchote
Virgile, la protectrice de Naples). J'ai chanté les pâturages, les campagnes et les gouverneurs de ce monde. Epitaphe sur une colline appelée Pausilippe, près de Naples, sur la route de Pouzzoles. Son nom vient du mot pausilypon, « apaisant les douleurs », « lieu où finissent les chagrins ». Cette colline apaisant les douleurs est censée abriter le tombeau de
Virgile, qui envoie son dernier message aux vivants :
« Mantoue m'a engendré, Mantoue m'a donné le jour », on dirait que Mantoue est l'utérus des idées et des projets, une matrice cosmique, un tendre nid Renaissance, un somptueux reste de peinture, la ruche qui a produit Mantegna,
Giulio Romano et d'autres prophètes du pinceau.
Les bâtiments sont touchés, et parmi eux la Camera degli Sposi dans le
Palazzo Ducale, les peintures d'
Andrea Mantegna pour exprimer la puissance du couple dirigeant Gonzague à ses invités de marque.
Andrea Mantegna dont la maison est un chef d'oeuvre d'architecture une sorte de quadrature du cercle, pour les plus curieux un simple recherche vous suffira à comprendre...
Mantegna dont
Paul Veyne dira dans son magnifique ouvrage "
Mon musée imaginaire" :
"Mantegna, qui est un metteur en scène de très grand talent et un dessinateur à la pointe acérée. ll a par ailleurs des curiosités qui lui sont personnelles : outre les marbres antiques, il se passionne pour d'incroyables stratifications rocheuses qui rendent ses compositions plus fantastiques, sinon plus poétiques. Ila un sens aigu de l'espace, et son emploi impérieux de la perspective n'est pas pour lui un respect des règles, mais une jouissance personnelle"
Ces strates rocheuses comme un autre pressentiment, la chambre des Époux comme un écho à une autre découverte le 5 février 2007 à Valdaro, dans la banlieue de Mantoue, une équipe d'archéologues fait une découverte remarquable à bien des égards : les squelettes d'un homme et d'une femme allongés face à face, bras et jambes enlacés.
Premièrement, après des recherches le couple est décédé il y a environ 6 000 ans au néolithique. Les sépultures doubles néolithiques étaient rares en l'état, mais le positionnement du couple rendait la découverte d'autant plus unique. Deuxièmement, le jeune homme et la jeune femme avaient chacun une vingtaine d'années lorsqu'ils sont décédés. Rien n'indique que leur mort ait été violente et leurs corps ont probablement été mis en place à titre posthume.
Vérone avait ses amants, Mantoue venait de voir surgir de la terre ses Amants...
« Non, ils étaient encore très jeunes, vu qu'ils avaient encore une dentition intacte et peu de traces d'usure, On estime qu'ils avaient à peine vingt ans. Ils reposaient depuis des millénaires dans cette nécropole de Valdaro, et puis, en 2007, dernier tour de force, ils ont révélé au monde éberlué l'intemporalité de leur amour et l'utopie amoureuse qui n'appartient qu'à eux. Leur fidélité a duré six mille ans, tu comprends ?
— Oui, bien sûr, c'est la fidélité des morts.
— Et on n'en voit pas la fin. Cette découverte a fait en quelque sorte renaître leur couple, ils ont resurgi du sein de la terre, ces nouveau-nés millénaires, archi-vieux et foreveryoung. Et ils ont bien choisi leur endroit, tu ne trouves pas ? Mantoue, la ville qui a opté pour la Renaissance, pour le renouveau de l'Antiquité, la ville de la dynastie des Gonzague, lieu de travail de Mantegna et d'autres héros à trois yeux, C'est précisément là que ces deux néolithique sortent de terre, D'après toi, ça peut être hasard ? »
Bien que l'excavation normale d'un lieu de sépulture implique de nettoyer chaque os pour l'étude, les «amants» n'ont jamais été séparés et conservés intacts. le bloc de terre dans lequel ils reposaient a été sorti du sol, avec de grandes ceintures, placées dans une boîte en bois jaune, et envoyées au laboratoire archéologique Musei Civici à Côme. Leur relation n'a jamais été confirmée, mais tout le monde semble hésiter à les séparer.
Après avoir mené une batterie d'analyses, d'études, de projections. Vient le temps des spéculations, des élucubrations, des théories le plus plus folles et c'est de cette manière que l'auteur va nourrir son roman
Ralph Dutli déroule autour de ces deux événements une intrigue, qui 10 ans plus tard en 2017, réunis deux amis de jeunesse, chacun à Mantoue pour voir leurs destins converger, un sismologue est venu étudier les conséquences du tremblement de terre, et un écrivain qui lui s'intéresse au célèbre couple du néolithique.
Or celui-ci a mystérieusement disparu, il n'a jamais trouvé sa place dans le musée qui devait l'accueillir*.
L'écrivain pour qui cette histoire de amants de Mantoue est devenue "une obsession" va se lander sur leurs traces, et disparaître à son tour, enlevé et séquestré dans sa propriété par un étrange personnage, un aristocrate esthète qui rêve de fonder une nouvelle religion de l'amour substituant à l'image du crucifié celle des amants de Mantoue...
Mais finalement "La plupart du temps, les vestiges préhistoriques ne nous révèlent, en définitive, que bien peu de choses. L'archéologie n'est peut-être qu'une belle illusion, le monde d'avant l'écriture reste muet, difficile à interpréter, ce monde ne communique pas avec nous, n'échange pas de gestes, ne lève pas la main pour nous faire signe, ses messages sont difficiles à capter, difficiles à interpréter. Il nous regarde avec stupéfaction, énigmatique, unique en son genre, lointain. Il a fallu attendre l'écriture pour que le monde change, et, bien souvent, elle n'est plus lisible. Eux, les Amants, n'ont aucun moyen d'être étonnés par nous. Nous et notre étonnement rétrospectif... "
« Un message de l'humanité ? Et tu t'es mis en tête de le trouver dans un couple de l'âge de pierre ? Maintenant aujourd'hui, en mai 2013 ? Les technologies modernes ont depuis longtemps créé un homme nouveau, ça fait longtemps que nous ne sommes plus ceux d'avant, regarde autour de toi : rien que des clones ou des gens qui veulent l'être. Si ça se trouve, on est déjà des clones sans le savoir. Rien que des organismes optimisés, scotchés à leurs smartbigophones. Tu as déjà entendu parler du sujet post-humain ? L'individu n'est plus la mesure de toutes choses, cher prophète de l'âge de pierre ! Il a cédé la place à un sujet en verre, nomade, non-individuel. Il n'est pas identique à lui-même, mais collectif, cosmopolite, connecté de diverses manières à d'autres sujets. Tu n'as qu'à jeter un oeil autour de toi..."
Mais peut-être le simple fait de contempler ce couple, ces "Amants de Mantoue", sur lesquels n'y a pas de traces de violence, pas de crânes fracassés, pas de mâchoires déformées, aucune trace de cruelle agonie, rien que ce sourire des deux têtes dégarnies tournées l'une vers l'autre, cette étreinte une tendresse stupéfiante, image sereine d'un amour partagé. Venu de l'éternel âge de pierre de l'amour, pour nous délivrer un message très simple que chacun trouvera rien qu'en les regardant...
À moins que ce soit
Dante, compagnon de
Virgile, qui ait soufflé ces mots aux Amants de Mantoue : « Souviens-toi de cette nuit, c'est la promesse de l'infini ».