Roger Bernard
Roger Bernard naquit à Pertuis, Vaucluse, le 11 mai 1921. Il apprit le métier d'imprimeur dans l'imprimerie paternelle, mais la poésie —toute la poésie — le sollicita très jeune. Avide d'entreprendre, de se perfectionner, ce sont, adolescent, de longues veillées penché sur les livres, dans l'intimité de l'Insoumettable dont il finira par retenir la présence, d'où une fragilité prématurée des yeux qu'il avait très bleus comme passés dans un alliage de mer du Nord et de lavande. Les Chantiers de Jeunesse l'exaspèrent et l'ennuient. Il rejoint le maquis dans la vallée du Calavon, un torrent aux riverains aguerris et taciturnes. Sa jeune femme, Lucienne, partage sa condition précaire. Entre deux sabotages, il me lit ses poèmes et m'entretient de ses projets. La Section Atterissage Parachutage à laquelle j'apartiens l'accueille. C'est durant un aller au P.C de Céreste, chargé d'une mission de liaison, qu'il tombe aux mains des Allemands, le 22 juin 1944. Il a juste le temps de rouler et d'avaler le message dont il est porteur. Il est fusillé peu après sur la route, ayant refusé de répondre aux questions qui lui sont posées. Un mûrier et une gare démantelée sont les plus proches témoins de sa mort, avec un paysan qui a rapporté "qu'il se tenait très droit, très léger, et obstinément silencieux".
Puis subitement la tête mutilée
Contemple le sol, et l'hélianthe meurt,
Et le cristal des sanglots neufs s'égrène...
Tel est le poète que nous avons perdu.
1944
*
Lucienne Bernard est morte à Pertuis au mois d'octobre 1974. Elle resta jusqu'à sa disparition, en dépit du long désastre de la maladie, l'inspirée et l'inspiratrice des poèmes de Roger. Sa tragique grandeur n'éleva jamais la voix, ne voulut pas laisser de trace dans la petite ville où, à peu près seuls, ses amis savaient qui elle était.
"Ma faim noire déjà." La faim noire déjà
1975
Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m'oublie.
Écoute, mais n'entends pas.
Tendrement l'horloge nous presse, mais ni toi, ni moi ne savons tourner.
Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.
Presque j’écrirais sur le dos du temps.
Je voudrais me glisser dans une forêt où toutes les plantes se refermeraient et s’étreindraient derrière nous, forêt nombre de fois centenaire, mais elle reste à semer.
Deux étincelles, mes aïeules.
Le travail va par à-coups, de la terreur lente aux éclairs. Je mettrai des années à faire claquer au vent ta Provence, ce n'est pas simple et physiquement je me sens dans un carcan d'acier. Seul Lucien est gentil pour moi. Mais c'est bon l'hostilité, imaginaire ou pas, j'ai toujours eu besoin d'une bonne contradiction pour peindre librement.
Dans le lit qu'on m'avait préparé il y avait : un animal sanguinolent et meurtri, de la taille d'une brioche, un tuyau de plomb, une rafale de vent, un coquillage glacé, une cartouche tirée, deux doigts d'un gant, une tache d'huile ; il n'y avait pas de porte de prison, il y avait le goût de l'amertume, un diamant de vitrier, un cheveu, un jour, une chaise cassée, un ver à soie, l'objet volé, une chaîne de pardessus, une mouche verte apprivoisée, une branche de corail, un clou de cordonnier, une roue d'omnibus.
[...]
Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre.